Franco Dragone: «Payer des impôts, c’est un privilège»

Franco Dragone est un rêveur. Il a ébloui Las Vegas avec le Cirque du Soleil, avant de fonder, à La Louvière, la compagnie de spectacle qui porte son nom. A la force de son talent et de ses éblouissements, il a conquis la Chine, où il a déjà inauguré deux salles dédiées à son art. En 2011, Yves Delacolette, l’ancien patron de Deutsche Bank Belgique, l’avait rejoint pour l’aider à relever ce défi. Mais il y a quinze jours, Delacollette quittait le navire sans explications. Quelques jours plus tard, la police montoise demandait à entendre Franco Dragone, soupçonné d’« infractions fiscales internationales » et de « blanchiment ». Aujourd’hui, le créateur est entendu par les enquêteurs. Il va clamer son innocence et son attachement indéfectible à la Belgique. Dans quel état d’esprit abordez-vous cette première confrontation ? La gestion n’est pas ma spécialité. Je préfère me concentrer sur la création. Comme tout être humain, j’ai parfois des moments de découragement. Ces soucis de gestion sont difficiles à vivre. Mon image est malaxée, maltraitée dans la presse, alors que je n’ai jamais eu pour objectif un enrichissement personnel. Ce qui me motive, c’est de participer au redressement de La Louvière. La ville a été la première en Belgique à compter six élus du Front national au conseil communal. Son image était associée à la fraude, au blanchiment. Quand j’ai créé la compagnie Dragone, je voulais incarner l’excellence artistique, mais aussi être irréprochable sur le plan financier. Alors, quand je lis le libellé de l’enquête dans les journaux, j’ai peur ! Je me demande ce que vont penser les gens. Car je le redis haut et fort, je n’ai pas fraudé le fisc belge. Cette affaire pourrait me faire regretter d’avoir créé la compagnie ici, mais non. Je n’ai rien à me reprocher. Ce qui me fait avancer ce n’est pas seulement de créer des mises en scène. J’ai besoin de partager, de coopter… L’enquête judiciaire ne vous empêchera pas de poursuivre vos projets ? J’ai toujours la colère, l’audace, l’insouciance de l’adolescence. Je m’emballe. Je fonce parfois dans des projets sans réfléchir. Mais je lutte aussi tous les jours pour maintenir les 86 emplois de la compagnie à La Louvière. Ce serait stupide de baisser les bras maintenant. Les commandes continuent d’affluer. Notre image exemplaire au plan artistique n’est pas atteinte. Heureusement ! Un collègue qui a quitté la société associait ma volonté de rester à La Louvière, alors que le groupe développe surtout ses activités en Asie, à de la « sensiblerie ». Mais donner un sens à la vie m’intéresse davantage que les chiffres ! Ce que je voudrais laisser derrière moi, ce n’est pas un spectacle de plus, mais des gens heureux. Ce n’est pas facile d’attirer des stars ici. Ça n’entre pas forcément dans une logique économique, mais ma fierté, c’est d’avoir eu dans les couloirs des personnalités comme Sting, Jeffrey Katzenberg ou Steven Spielberg. Ils n’oublieront jamais la saveur locale de leur passage à La Louvière. C’est une belle revanche sur l’histoire. Que reste-t-il à cette région sinon l’utopie ? Le départ d’Yves Delacollette restera sans conséquences ? C’est un ami et un actionnaire qui part. Au plan de la stabilité de la société, ce n’est pas un problème. En ce qui concerne le futur, il y a pas mal de gens qui ont une quinzaine d’années d’ancienneté dans la société aujourd’hui. C’est vers eux que je vais me tourner pour assurer la succession d’Yves. Ils savent finalement mieux que personne comment gérer les affaires. Je n’ai pas l’intention de reprendre la gestion. Vous pouvez toujours compter sur le 1,5 milliard de contrats signés en Chine pour assurer l’avenir ? Avec les Chinois, tout peut être remis en question chaque jour, contrat ou pas ! Par ailleurs, ce montant est seulement l’addition des différents projets dans lesquels nous sommes impliqués. Cet argent ne se retrouve pas sur mon compte ! J’ajoute que si les salles ne se remplissent pas, on risque toujours de faire porter la responsabilité aux concepteurs des spectacles. Je prends l’exemple du Han Show, à Wuhan. C’est une ville industrielle où les gens n’avaient pas l’habitude d’aller au spectacle, ni de dépenser de l’argent pour ça… Nous ne sommes pas sold-out tous les soirs. Cet été, les flux de trésorerie ont été difficiles à gérer. Les clients n’ont pas tous honoré leurs factures à temps. L’enquête porterait notamment sur des sociétés destinées à recueillir vos royalties basées aux îles Vierges, à Chypre, à Madère ou au Luxembourg. Ne s’agissait-il pas d’évasion fiscale ? Les sociétés dont on a parlé dans la presse, aux îles Vierges ou ailleurs, faisaient partie d’un système utilisé pour le versement des royalties pour des spectacles joués un peu partout sur la planète, à l’époque du Cirque du Soleil. Je n’étais pour rien dans la création de ce mécanisme qui n’était pas illégal. J’ai fait bon usage de ces royalties en les réinvestissant dans la création. J’aurais pu les utiliser pour aller vivre ailleurs, mais mon projet est à La Louvière. A mes yeux, les paradis fiscaux interfèrent dans la juste redistribution des richesses. Environ 1,6 million de Belges vivent sous le seuil de pauvreté. Je considère les impôts que je paie comme une contribution pour améliorer le sort de mes concitoyens. Payer des impôts, c’est un privilège, car cela signifie qu’on a les moyens de le faire ! Où en sont aujourd’hui vos projets en Chine ? Nous avons déjà créé les salles et les spectacles des villes de Huan et de Xishuangbanna. Ce sont de vrais défis culturels et nous sommes encore en phase de découverte mutuelle avec notre partenaire chinois. Le groupe Wanda est propriété du Roi de l’immobilier et, pour lui, l’investissement dans la culture est un domaine neuf. Wuhan est une formidable vitrine de notre savoir-faire et ce show incarne le changement de vie qui en train de s’opérer en Chine. La compétition avec le Cirque du Soleil, qui a annoncé son arrivée sur le marché chinois des spectacles, devrait nous aider à remplir les salles, à installer l’habitude dans la classe moyenne de sortir de chez soi. Nous ne sommes pas là-bas pour le folklore, mais pour donner le goût de la création contemporaine, d’une pensée artistique libre. Sans vouloir faire de théorie ni de slogan, un pays ne peut pas se construire dans un désert culturel. A Wuhan, il ne s’agit pas juste de vendre des billets, mais d’installer un réflexe culturel dans la population. A Xishuangbanna, la situation est un peu différente. Nous ne sommes pas dans une région industrielle mais dans le Yunan, une province célèbre pour la beauté de son environnement et son attrait touristique. La salle est située dans un parc à thème. Les artistes recrutés sont 100 % Chinois, contre 70 % à Wuhan. La capacité de la salle construite pour le show est de 1.200 places, contre 2.000 à Wuhan. Le Dai Show fonctionne depuis bientôt un mois et les retours sont excellents. Un troisième projet chinois, à Wushi, est au stade de l’écriture et du design de la salle. Deux autres villes de Chine continentale restent à désigner pour des projets ultérieurs. En dehors de la Chine, vous travaillez toujours sur une nouvelle salle à Dubaï ? Le gros œuvre est terminé, le casting du spectacle Perle aussi. L’entraînement doit débuter en 2016. Le metteur en scène belge Fabrice Murgia travaille avec nous sur ce projet et nous sommes en fin de phase de préproduction. L’ouverture au public est prévue pour le mois d’octobre 2016. La salle comptera 1.500 places et le public devrait être plus international que dans les villes chinoises, car Dubaï est devenu une destination touristique. La Compagnie est par ailleurs en discussion autour de projets en Indonésie, en Thaïlande et en Turquie. Et nous planchons encore sur des événements ponctuels dans le cadre des Jeux olympiques au Brésil ou de l’Exposition internationale au Kazakhstan. On parle aussi de vous à Naples ? Oui, je vais reprendre la direction artistique du Napoli Theatro Festival, parce que cela répond à un besoin profond de renouer avec quelque chose qui est en dehors du champ commercial, qui sort du caractère parfois un peu bling-bling des grands spectacles de divertissement.

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