Addictions, overdoses: enquête sur les opioïdes, ce fléau qui ravage les États-Unis

Depuis Washington Le 23 juin dernier, Alton Banks est mort d’une overdose de Fentanyl, un analgésique de synthèse cent fois plus puissant que la morphine. Il serait entré accidentellement en contact avec la drogue dans son quartier mal famé d’Overtown, à Miami. Âgé de 10 ans, Alton est officiellement présenté comme la plus jeune victime de la crise des opioïdes qui ravage les États-Unis. Si toutefois l’on ne compte pas les bébés nés en état de manque à cause de la dépendance de leur mère aux opiacés… Plus d’un demi-million de personnes sont mortes d’overdose aux États-Unis entre 2000 et 2015, selon le Centre de contrôle et de prévention des maladies (CDC). En 2015, dernière statistique officielle, le chiffre s’établit à 52.404 overdoses fatales, dont 20.101 dues à des produits prescrits sur ordonnance et 12.990 à des injections d’héroïne. Pour 2016, l’estimation est de 62.497 morts, 50 % de plus que le nombre de victimes d’accidents de la route, 4,5 fois celui des personnes tuées par armes à feu. Un fléau inédit depuis l’épidémie de crack et de sida dans les années 1990, qui égale les bilans additionnés de la guerre du Vietnam (58.000 morts) et de la guerre d’Irak (4.500). Cette crise a longtemps été identifiée au mal-être de la classe ouvrière blanche dans l’Amérique rurale et désindustrialisée. L’Ohio, le Kentucky, la Virginie-Occidentale sont particulièrement touchés, avec un taux de décès par overdose dépassant 41,5 pour 1.000, décimant des communautés entières. Le phénomène s’étend cependant aux autres populations. Depuis le début de la décennie, le taux de mortalité des 25-44 ans a augmenté de 12 % chez les Blancs, de 4 % chez les Afro-Américains, de 7 % chez les Hispaniques et de 18 % chez les Amérindiens. Le nombre d’overdoses mortelles est en hausse de 213 % chez les Noirs depuis 2000. Si la presse a consacré 22.000 articles depuis 2013 au problème des opioïdes dans l’Amérique blanche, vingt seulement ont traité du phénomène dans les quartiers noirs. Une commission de lutte contre les dépendances Au moins deux millions d’Américains sont aujourd’hui dépendants aux opiacés, affirme le CDC. Ce diagnostic a entraîné 1,3 million d’hospitalisations en 2016. Le coût annuel pour la société serait de 78,5 milliards de dollars, en frais de soins et perte de productivité, sans compter la hausse de la criminalité. Trois millions d’enfants ont dû être confiés à la garde de collatéraux, leurs parents drogués ne pouvant plus s’occuper d’eux. Dans l’Ohio, des chefs d’entreprise se plaignent de ne plus trouver d’employés à embaucher, 40 % des candidats échouant aux tests antidrogues. Cette « épidémie » incube depuis trente ans. Elle procède d’une prise en compte accrue de la douleur par les médecins, combinée au marketing agressif de l’industrie pharmaceutique. En 1980, des chercheurs de l’université de Boston avaient certifié dans le New England Journal of Medicine que « malgré l’usage largement répandu de narcotiques à l’hôpital, le développement d’addictions est rare chez les patients sans antécédents de dépendance ». Ils précisaient que sur 11.882 cas passés en revue, seules quatre personnes avaient sombré dans l’addiction. Citée des centaines de fois par la suite, cette étude a conduit les médecins, encouragés par les laboratoires, à prescrire généreusement de puissants antidouleurs. [scald=5783211:sdl_editor_representation] Avec 5 % de la population mondiale, les États-Unis consomment 80 % des opioïdes produits dans le monde. En vingt ans, les ventes d’analgésiques ont quadruplé alors que les indices de souffrance restaient stables. Les trois quarts des drogués à l’héroïne ont commencé en dérobant des médicaments dans la pharmacie de leurs parents ou grands-parents. Une fois « accros », ils dérivent vers les drogues illicites : quand une dose d’oxycodone coûte 60 dollars, un sachet d’héroïne dans la rue ne dépasserait pas 10 dollars. Les pouvoirs publics commencent à saisir l’ampleur du problème. Donald Trump a créé une « commission de lutte contre la dépendance aux drogues », confiée au gouverneur du New Jersey, Chris Christie. Réunie depuis la mi-juin, elle vient de recommander au président de proclamer l’état d’urgence sanitaire dans tout le pays, ce qu’il s’apprête à faire, débloquant ainsi des fonds supplémentaires pour traiter la crise comme une priorité nationale. À l’été 2016, Barack Obama avait signé la loi CARA (Comprehensive Addiction and Recovery Act) qui affectait 1,1 milliard de dollars à la prévention et au traitement de la dépendance. Une goutte d’eau dans l’océan, selon les critiques, qui estiment que l’Obamacare a contribué au phénomène en obligeant les compagnies d’assurances à couvrir les soins psychiatriques et les addictions. La « solution Middletown » Devant le manque de moyens alloués jusqu’ici, une proposition iconoclaste a vu le jour : « laisser mourir » les récidivistes en overdose s’ils sont incapables de payer pour l’injection de naloxone, un antidote commercialisé sous le label Narcan, à 50 dollars l’unité. L’idée a été émise par un conseiller municipal et par le shérif de Middletown, petite ville déshéritée de l’Ohio contrainte de consacrer 100.000 dollars par an de son budget au secours des drogués. Depuis la mi-juillet, tout le pays débat avec passion de cette « solution Middletown », un nom indu car le maire, Larry Mulligan, a absolument exclu de l’adopter. Provenant du pays trumpien, le concept aussi humainement que politiquement incorrect donne une idée du désarroi ambiant. Mais il ne reflète pas la réalité. Les Américains savent qu’ils n’ont pas d’autre choix que de soigner leur addiction. À la faveur de cette mobilisation, les laboratoires se retrouvent dans la ligne de mire. Les procureurs généraux de plusieurs États ont commencé à se liguer pour faire payer leur incurie aux producteurs d’opioïdes. Leur modèle est la campagne qui avait forcé les géants du tabac à accepter un règlement amiable pour 200 milliards de dollars en 1998. Déjà, Purdue Pharma, producteur de l’OxyContin, a déboursé 600 millions de dollars en 2007 pour expier ses publicités mensongères. Tandis que l’hécatombe se poursuit, le « comportement frauduleux » que l’entreprise avait alors reconnu pourrait être requalifié en « crime ».

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