Michael Haneke: «Ce n’est plus le temps du cinéma»

Dans la continuité de la riche programmation proposée à Bozar en ce début d’année, une rencontre entre le multiplement primé Michael Haneke et la psychanalyste et auteure Sarah Chiche, première Française à lui avoir consacré un essai. Avant ce livre, ils ne se connaissaient pas du tout. Pourtant, dès les premiers instants, on sent une réelle complicité entre eux. Dans Éthique du mikado, un livre en 71 fragments (en hommage à 71 fragments d’une chronologie du hasard, NDLR), Sarah Chiche décortique avec finesse et intelligence le travail du réalisateur autrichien. « J’aime particulièrement ce livre car pour une fois, j’ai le sentiment d’avoir été compris » explique Haneke. « Nous avons tous les deux une obsession pour la forme, explique quant à elle l’écrivain. Ça ne pouvait être une analyse que par fragments, car elle correspond à la pensée du fragment qu’il y a dans le cinéma de Michael Haneke. Ça découle de la pensée moderne : la totalité ne peut pas être pensée, ne peut pas être dite. Je vous vois, mais ce n’est qu’un fragment de ce que vous êtes… » Entretien croisé, tout en bonne humeur et en philosophie. Comment est née l’idée d’Éthique du mikado ? Comment s’est passé ce travail ? Sarah Chiche : C’était un dimanche. Je suis allée voir Amour dans un cinéma du 8e arrondissement de Paris et j’en ai été tout à fait dévastée. Quand je suis sortie de la séance, j’ai regardé les visages des spectateurs autour de moi et j’ai senti qu’ils étaient traversés par des sentiments ou des affects extrêmement forts, que ce soit le chagrin, l’ennui, l’amour, la colère… Je me suis rendu compte qu’au fond, le film se poursuivait sur leurs visages. Ça m’a beaucoup intéressée et je me suis alors demandé s’il n’y avait pas au fond quelque chose de spécifique dans le cinéma de Michael Haneke qui fait qu’un film se poursuit dans l’œil et dans les affects du spectateur après sa projection. En repensant aux autres films de lui que j’avais vus, je me suis dit qu’il y avait là une démarche formelle et morale que j’avais envie d’interroger. J’ai donc envoyé une lettre à Michael Haneke en me disant qu’il ne répondrait jamais mais il l’a fait… Michael Haneke : J’étais flatté. Quand on s’occupe de moi, c’est toujours bien (rires). On travaille pour avoir un écho. Si le film provoque un intérêt, des questions, c’est la meilleure chose que l’on puisse avoir. C’est pour ça qu’on travaille. [scald=105315:sdl_editor_representation] Que pensez-vous des conclusions que Sarah Chiche fait dans son ouvrage ? Elles se rapprochent de ce que vous avez voulu dire ? M.H. : C’est difficile à dire car lorsqu’on crée, on ne se pose pas les mêmes questions que lorsque le film est tourné. Après, il est possible de créer un mythe et d’affirmer qu’on voulait dire telle ou telle chose. Mais en réalité, c’est beaucoup plus une question d’émotion. C’est d’ailleurs souvent étonnant de voir les interprétations du travail qu’on fait car ce sont des choses auxquelles on n’a pas pensé. Mais tant mieux. Si une œuvre d’art ne racontait que ce que son auteur voulait dire, ce serait très pauvre. J’espère que les meilleures choses que l’on fait, ce sont les choses que l’on ne sait pas. S.C. : Lorsque j’ai découvert ses films pour la télévision, j’ai découvert avec stupeur qu’on y retrouvait bien des choses que l’on retrouve plus tard dans Amour, dans Code inconnu, dans Caché… Ce peut être parfois des mêmes morceaux de phrases, des mêmes allusions, des plans qui se correspondent… Je me suis dit que tout ça ressemblait à une grande composition musicale, comme une symphonie, où il y a des correspondances entre chaque mouvement, des thèmes qu’on retrouve. J’ai trouvé ça étonnant et singulier et c’est aussi ce travail de recherche dans ce dispositif particulier que j’ai voulu mener dans le livre. C’est conscient d’avoir fait un travail en forme de symphonie ? M.H. : Non, mais c’est toujours la même tête qui fait le film donc c’est normal qu’il y ait des similitudes. Les thèmes qui m’intéressent sont toujours les mêmes mais je n’ai pas programmé les choses. C’est inconscient. Puis de temps en temps, ça fait aussi plaisir de citer des choses que l’on a déjà faites et de faire un clin d’œil aux connaisseurs. Le fait d’avoir provoqué une réaction si forte chez Sarah Chiche, c’est quelque chose qui vous touche ? M.H. : Bien sûr car c’est pour cela qu’on fait un film, qu’on écrit un livre. En général, c’est rare de lire un ouvrage sur son propre travail où on a l’impression d’être compris. Je dis bleu, l’autre comprend vert. Ici, j’ai plutôt l’impression qu’elle m’a compris et c’est la raison pour laquelle j’aime particulièrement ce livre. Toutes les associations qu’elle fait, ce sont des associations que j’ai faites aussi. Elle entre vraiment dans mon univers, ce que j’estime beaucoup. Le livre aborde aussi bien votre travail pour le cinéma que pour la télévision. Quel est votre rapport à ces différents médias ? M.H. : Dans mon travail pour la télévision, je réalisais avant tout des adaptations littéraires, d’auteurs de très grande qualité, car c’était la seule option possible à l’époque pour ne pas être obligé de faire cette merde qu’on voit toujours à la télévision. Dans ce cas-là, on a l’obligation de transmettre l’essentiel du livre. Le but est que les spectateurs aient envie de lire le livre après. Si on adapte un livre au cinéma, l’œuvre d’art, c’est le film. Avec La pianiste, j’ai pris le livre comme matériel mais je l’ai totalement déconstruit et refait d’une autre manière. L’histoire est la même mais c’est raconté de manière très différente. La perception d’un film de cinéma et d’un film de télévision est donc très différente selon vous… M.H. : C’est un autre spectateur. Une personne qui va voir un film de cinéma a quitté sa maison, a payé sa place. Avec la télé, vous êtes à table, vous mangez, vous parlez… La forme doit être complètement différente. Le niveau intellectuel doit être plus bas. Ce n’est pas un jugement, c’est une autre réalité. Et on doit avoir conscience du média pour lequel on travaille. Aujourd’hui, il y a énormément de films pour le cinéma, et beaucoup ne font pas preuve de ce degré d’exigence… M.H. : On voit trop de merdes au cinéma, mais il y en a encore plus à la télévision (rires). C’est la même question inutile qui revient toujours : est-ce que le cinéma peut être une forme d’art ou pas ? Parce qu’en général, c’est une forme de business. Et pour faire du business, il faut baisser le niveau. Sinon on n’atteint jamais la foule de spectateurs nécessaires pour faire un grand succès. Les films comme forme d’art sont évidemment dans une position de faiblesse. C’est autre chose, ça ne sert à rien de comparer. Il faut simplement savoir pour quel média on travaille et s’en servir pour être efficace. Je ne suis pas naïf, je savais très bien pourquoi je faisais un film, pourquoi à tel endroit… On a parfois essayé de me convaincre de prendre d’autres directions mais je suis très têtu. À l’époque où je travaillais pour la télévision en Autriche, les choses étaient plus faciles. Il y avait plusieurs réalisateurs intéressants et on a eu la possibilité de faire plus ou moins ce qu’on voulait. Aujourd’hui, c’est devenu impossible. Pour un réalisateur déjà connu, ils acceptent les conditions. Mais pour mes étudiants par exemple, c’est la catastrophe. Votre style reste particulier, avec des sujets dérangeants… d’où vient cette approche ? M.H. : C’est mon point de vue sur la vie. Je fais toujours des films sur des choses qui m’agacent, qui me choquent… Ça provoque chez moi une réflexion puis un film. Je pense que si on veut parler sérieusement des choses, ça doit tout le temps être choquant. Un livre ou un film doit être obscène, dans le sens qu’il doit briser les conventions, dire des choses qui sont normalement cachées. Malheureusement c’est très rare parce que naturellement les gens ont peur de perdre trop de spectateurs. Moi, j’ai eu la chance que ça marche quand même (rires). Dans les années 50, 60, 70, 80, 90 il y avait une abondance de grands films en France, en Italie… Aujourd’hui, c’est réduit. Tout le monde essaie de faire soit un film à l’américaine sans en avoir les moyens, soit de petites jolies choses qui sont distrayantes mais qui ne font pas fuir les gens des salles. Mon opinion sur le cinéma d’aujourd’hui n’est pas la meilleure. Évidemment il y a des réalisateurs qui sont formidables mais s’il y en a une dizaine au monde, c’est déjà pas mal… Ce n’est pas le temps du cinéma. S’il y a un cinéma aujourd’hui, c’est celui du Tiers-monde, des pays pauvres. Là les films sont beaucoup plus intéressants. Chez nous, toutes les choses ont déjà été dites mille fois donc trouver une forme qui touche quand même n’est pas si facile. Ce qui fait un bon film, c’est qu’il ait un point de vue neuf ? M.H. : Il faut au moins essayer de ne pas reproduire les choses, sans pour autant que le but premier soit d’être neuf à tout prix. Quand vous faites un film, le but c’est d’interpeller le spectateur et de le faire réfléchir sur ce que vous lui montrez ? M.H. : Oui officiellement. Je veux faire réfléchir les gens mais ça découle à la base d’un critère esthétique. L’esthétique est toujours une question morale et la morale, dans l’art, c’est aussi une question d’esthétique. Si on ne comprend pas ça, on n’arrivera jamais à faire un bon film. S.C. : Par exemple dans Le septième continent, lorsque la famille décide de se suicider et saccage tout son apparemment, ils en viennent à jeter tous les billets de banque dans les toilettes. Tu savais, au moment où tu as imaginé cette scène, que tu t’attaquais à un tabou extrêmement fort, celui de l’argent. C’est cette scène-là, plus que n’importe quelle autre, alors qu’on voit toutes sortes d’horreurs, qui allait provoquer le plus… M.H. : Bien sûr. J’avais dit à mon producteur : « Tu vas voir, là on tient un scandale ! » Lui ne s’en inquiétait pas trop. Il pensait par exemple que la scène où ils cassent l’aquarium, avec tous les poissons, serait plus choquante. On a évidemment eu la réaction de quelques associations pour les animaux. Mais à cause de la scène avec l’argent, au moins 50 personnes sont sorties de la salle à Cannes. Ça m’a beaucoup plu (il rit de bon cœur). J’étais sûr que les gens allaient réagir comme ça parce que c’est le plus grand tabou. Si tu tues ton enfant, c’est dur, mais c’est acceptable. Si tu détruis l’essence de notre vie ici, l’argent, ça, ils ne le supportent pas. [scald=105316:sdl_editor_representation] S.C. : Moi ce qui m’intéresse en tant qu’écrivain, c’est de savoir à quel moment les gens vont sortir de la salle en voyant ce film. M.H. : C’est sur ça que je joue dans Funny Games. Vous voulez encore rester ? S.C. : Effectivement, dans Funny Games c’est formalisé avec un humour très très grinçant. C’est-à-dire que les tortionnaires vont interpeller le spectateur en lui demandant s’il voulait voir encore plus d’horreur. Vous avez la liberté de rester ou pas. Et chez certains spectateurs, le seul signifiant de Michael Haneke suffit à ne pas regarder un film. M.H. : Une partie du public est fan, une autre se situe plutôt du côté des ennemis. Je suis fière de mes ennemis (rires). Vous aimez provoquer des réactions un peu extrêmes ? M.H. : Avec Funny Games, oui. La violence gratuite que l’on peut consommer facilement dans les films d’action m’a toujours énervé. Je voulais donner une gifle aux amateurs de ce genre de films. Mais naturellement, ça n’a pas fonctionné. Parce que les gens ne sont pas si bêtes donc ils ont très vite compris que je voulais gâcher leur plaisir. Donc ils ont été furieux. Mais je ne regrette pas : c’est pour ça que j’ai fait deux fois ce film. Le film était comme il devrait être. Ma seule erreur, c’était de penser que le film initial n’avait pas connu le succès que je pensais à cause du fait qu’il avait été tourné en allemand. Quand on m’a proposé de le faire en anglais, je pensais avoir trouvé le moyen de toucher le public cible mais ça n’a pas marché non plus… Là aussi les gens ont très vite compris que je voulais gâcher leur plaisir et le film n’a pas marché. Dans le livre, vous expliquez que dans « Funny Games », vous entretenez un rapport de séduction/manipulation avec le spectateur. Ça définit votre manière de faire des films ? M.H. : Violer pour devenir autonome. Je donne toujours une chance un spectateur de choisir puis je lui montre comme il est manipulable. Si je fais ça plusieurs fois, il a vraiment une chance de s’émanciper et de comprendre qu’il est la victime. Puis de choisir de s’en aller. Mais les gens ne s’en vont pas car ils veulent savoir ce qu’il va se passer. C’est une injonction paradoxale. Si je vous dis que je vous aime mais que je vous frappe en même temps, vous ne savez plus quoi penser, quoi faire. S.C. : Ce dispositif est extrêmement déstabilisant… C’est comme de dire : « Sois spontané ! ». M.H. : C’est ce qu’il faut dire à un acteur pour le détruire (rires). Avez-vous le sentiment de vous être adouci, du point de vue de la forme, au fil de votre carrière ? M.H. : Les trois premiers films que j’ai faits en Autriche étaient très rigoureux dans la forme. Ça a donné une impression de froideur dans la construction. Avec le temps, j’ai naturellement essayé de faire entrer plus de la réalité de la vie. Si on exagérait, je pourrai dire qu’à l’époque mon idole était Beckett et qu’aujourd’hui c’est Tchekhov. S.C. : Je pense aussi qu’il y a une évolution tout à fait notable entre Le septième continent et Amour mais ce n’était pas la même forme. Au fond ses films parlent toujours de la même chose mais en empruntant des masques différents. En voyant Amour, c’est vrai que beaucoup de gens se sont dit « Ah, Michael Haneke a un cœur ! ». M.H. : C’est le grand malentendu car je trouve que j’ai un cœur pour tous les personnages… Mais quand on a une marque sur le front, c’est difficile de s’en défaire.

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