Des bières belges pas si belges que ça

En Europe, en Amérique du Nord…, les microbrasseries fleurissent un peu partout. Les bières artisanales qu’elles produisent attirent de plus en plus d’amateurs d’authenticité, de goûts différents. En Belgique, ces bières ont désormais leur propre festival. Le BXLBeerFest tient ce week-end sa première édition sur le site de Tour et Taxis à Bruxelles. Au programme : la découverte des breuvages d’une cinquantaine de brasseries artisanales : belges pour la plupart mais aussi américaines, canadiennes, italiennes, portugaises… Les bières belges ont évidemment un avantage sur toutes leurs concurrentes. La réputation mondiale de celles-ci – sacrées patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco – n’est plus à faire. Et pourtant, à y regarder de plus près, nos bières ne sont pas si belges que cela. La plupart des matières premières qui les composent – si ce n’est l’eau – proviennent de l’étranger. Le malt qui représente 98 % de la matière sèche ? Bien que la Belgique figure parmi les plus gros producteurs au monde de cet ingrédient, l’orge brassicole qui sert à le fabriquer (par germination maîtrisée) vient essentiellement de l’étranger : France, Danemark, République Tchèque, voire même Argentine ou Australie. A peine 4 % de l’orge produit par les agriculteurs belges sert à fabriquer de la bière. Idem pour le houblon qui donne sa saveur aux bières. On en importe la majeure partie (Allemagne, République Tchèque, Etats-Unis…), même s’il reste quelques producteurs dans la région de Poperinge et de Comines. Si les agriculteurs belges délaissent l’orge brassicole, c’est parce qu’il est moins rentable que l’orge fourragère (à destination des animaux). « Notre pays est un peu moins bien adapté que la France à cette culture notamment parce que les champs sont plus petits chez nous », explique Bruno Godin, chargé de projet au Centre wallon de recherches agronomiques. Sa production est aussi beaucoup plus risquée. Les exigences des malteries en termes de qualité sont importantes et il n’est pas rare que tout un stock soit déclassé parce qu’il y a trop d’humidité ou de protéines dans l’orge. La légère différence de prix entre l’orge brassicole et la fourragère n’est pas suffisante pour couvrir la différence de rendement. Le terroir est en vogue A l’heure où les citoyens attachent une importance croissante à la provenance de ce qu’ils consomment, au terroir, aux circuits courts, brasser des bières artisanales belges avec de l’orge australien devient gênant. Des initiatives soutenues par le monde politique sont prises en vue de créer une filière brassicole courte en Wallonie, de la terre au verre. Pour Hélène Louppe, chargée de missions au Collège des producteurs, l’organe qui rassemble et représente les différentes filières agricoles auprès des pouvoirs publics, le besoin est bien là. « Une de nos enquêtes indique qu’entre 15 et 20 % des consommateurs attachent de l’importance au caractère local des bières. On proclame que nos bières sont authentiques. Le « Belgian style » se vend dans le monde entier. On renforcerait cette image en faisant en sorte que les ingrédients utilisés soient aussi belges ». 15 à 20 %, c’est la proportion de consommateurs attachés au caractère local d’une bière Pierre Delcoigne, le patron de la Brasserie des Légendes à Ath (Goliath, Quintine…) ne dit pas autre chose. « En France, en Italie, au Danemark, le nombre de microbrasseries explose. Nos bières sont copiées partout, à commencer par les Etats-Unis. Dans 20 ans, dira-t-on encore que la Belgique est le pays de la bière ? Je n’en suis pas sûr. Ce serait bien qu’on s’engage dans une démarche de produits de terroir avec des appellations contrôlées pour se différencier, se protéger et renforcer cet ancrage belge. Nos bières se vendent assez cher à l’étranger. Cela permettrait de justifier cette plus-value ». Il constate néanmoins qu’on n’avance pas très vite dans cette direction, regrettant que le dossier visant à protéger l’appellation bière « Saison » soit en rade depuis trois ans. Pierre Delcoigne s’est lancé il y a quinze ans dans la production de son orge à la suite d’une réflexion d’un visiteur français. « Il m’a demandé d’où venaient mes matières premières et j’étais incapable de lui répondre. Quand on achète des sacs de malt, on ne connaît pas la provenance de l’orge. Il m’a dit “mais votre bière, au fond, elle n’est pas si belge que ça !” Il venait évidemment avec sa culture du vin français où le terroir est important mais il n’avait pas tort ». Le brasseur décide alors de revoir son approvisionnement. Par chance, son père possède une exploitation agricole à 30 km d’Ath et connaît le monde des céréales. « On a retrouvé une vieille variété d’orge très résistante qu’on a plantée. On a ensuite trouvé une malterie à Beloeil qui a accepté de malter notre orge à façon. Au final, il ne voyage pas plus de 35 km. » Quant au houblon, il l’achète majoritairement à Poperinge. Avec le développement de sa brasserie, sa production d’orge n’a plus été suffisante. « J’ai alors fait appel à des agriculteurs. Je leur paie 220 euros la tonne contre 150-170 euros pour le prix mondial et je peux vous dire que je n’ai aucune difficulté à les recruter ». Ce surcoût est tout à fait gérable selon lui. « La matière première représente peu de chose dans le prix d’une bière. La plus grosse partie, ce sont les taxes, l’emballage, la main-d’œuvre… On parle d’un surcoût de quelques centimes sur le prix d’une bouteille. Ce n’est pas ça qui va effrayer le consommateur, d’autant que les bières artisanales ne sont pas dans une logique de guerre des prix ». Au début, la Brasserie des Légendes n’a pas trop communiqué sur le terroir. « Il y a quinze ans, ça n’intéressait pas beaucoup les gens, sourit Pierre Delcoigne, mais depuis 4 – 5 ans, nous intégrons cette dimension dans notre communication (sur les emballages…). Les gens veulent savoir d’où le produit provient. » 3, c’est le nombre de micromalteries qui ont ouvert en France Pour les petites brasseries qui veulent s’engager dans cette démarche, trouver de l’orge belge n’est pas difficile à partir du moment où on rémunère suffisamment l’agriculteur. Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi trouver une malterie qui accepte de traiter de petites quantités à façon. Les grandes malteries du port d’Anvers ne sont pas adaptées pour cela. Il existe bien deux malteries « familiales » de taille moyenne qui le font mais celles-ci sont encore parfois trop grandes pour les besoins des microbrasseurs. La Brasserie de la Lesse (Rochefort) l’a appris à ses dépens. « L’an dernier, un agriculteur a planté 5 hectares d’orge bio pour nous à un prix qu’on lui avait garanti, explique Norbert Buysse, le patron de cette brasserie coopérative qui affiche haut et fort son caractère local, éthique, écologique. La malterie a accepté notre orge mais il n’y en avait pas assez pour faire un batch (lot) et elle l’a mélangé avec de l’orge français. Puis la société en charge du stockage a commis une erreur et au final, tout a été déclassé. C’est frustrant. La malterie, c’est le maillon faible de la chaîne dans une filière artisanale locale. Il y a des petits agriculteurs et des petits brasseurs mais entre eux, il n’y a que malteries industrielles. Sans ces micromalteries, on ne pourra jamais avoir une production 100 % locale et bio ». Conscient du problème, le Centre de recherches agronomiques de Gembloux mène actuellement une réflexion sur la construction d’une filière de micromaltage en circuit court en Wallonie qui pourrait répondre aux besoins spécifiques de ces microbrasseries toujours plus nombreuses. « Celles-ci sont spécialisées dans une grande variété de bières, note Bruno Godin. Il leur faut donc, en plus du malt de base (pilsen), des malts spéciaux (caramels, grillés, torréfiés…). Or aujourd’hui, l’offre en malts spéciaux locaux bio est quasi inexistante. Le fait de malter à petite échelle est aussi mieux adapté à des petits lots d’orge qui ne seraient pas de qualité standard. La micromalterie artisanale peut s’adapter au produit alors que dans une malterie industrielle, c’est le produit qui doit s’adapter à l’outil ». Il pense qu’il pourrait y en avoir une par province. En France, trois micromalteries bio de 100 à 200 tonnes par an ont été créées ces dernières années (Ardèche, Bretagne et Tarn). Un succès mitigé Tous les microbrasseurs ne sont néanmoins pas prêts à s’inscrire dans cette démarche. Le patron de la malterie du château à Beloeil, Jean-Louis Dourcy, a mis en place une filière courte d’orge brassicole baptisée TerraBrew. Il a convaincu des agriculteurs belges de planter cet orge en leur proposant un prix garanti bien plus élevé que celui du marché mondial (230 à 250 euros la tonne) et des contrats de trois ans. De l’aveu de Jean-Louis Dourcy, ce malt garanti 100 % belge ne rencontre pas un franc succès. « On s’attendait à mieux », explique-t-il, estimant entre 10 et 15 le nombre de brasseurs qui achètent du TerraBrew. « Les petites brasseries se développent tellement vite aujourd’hui, explique-t-il. Tout ce qu’elles produisent se vend. Pourquoi iraient-elles jouer la carte du terroir ? Elles n’ont pas de pression pour le faire ». Pour Bruno Godin, rien n’empêcherait de forcer un peu la main des récalcitrants. « On pourrait imposer dans le cahier des charges de certains labels comme “Belgian Beer of Wallonia” ou IGP (indication géographique protégée) un pourcentage minimum d’orge et de houblon local. Cela permettrait d’enclencher la dynamique ».

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