L’héroïsme de Corto contre le désenchantement du monde

Le héros d’aujourd’hui ne doit plus être un sauveur comme Tintin ou Superman mais quelqu’un qui donne envie de réinventer le réel, à l’image de Corto Maltese, le marin d’Hugo Pratt, bien décidé à ne pas vivre du passé et des souvenirs mais toujours prêt à repartir à l’aventure pour découvrir l’avenir. Le héros moderne est « un accompagnateur pour retrouver la puissance de faire » a expliqué dans une cathédrale comble Cynthia Fleury, auteure d’un essai magistral sur La fin du courage . « Il faut rendre aux individus une confiance de création », affirme la jeune philosophe française, car cela nous pousse à « aller chercher la force où il faut, à surmonter nos traumatismes, à comprendre que le temps peut être un allié ». Grâce au héros, une rencontre est possible entre le monde et nous. Cette dimension à voir l’intelligence du réel, à trouver les ressources en soi et en autrui, s’est parfaitement incarnée dans le personnage de Corto Maltese. Le gentilhomme de fortune tourne le dos au courage viril pour regarder du côté de l’âme, de l’esprit et pas seulement du corps. Mais oser penser pour soi-même demande une énorme liberté d’esprit. Socrate, déjà, ne disait pas autre chose : le risque de la pensée est celui qui donne le prix de la vie. Attention donc de ne pas s’en remettre aux héros dangereux, aux Raspoutine, de ne pas confondre courage, honneur et orgueil. L’héroïsme, c’est aussi pouvoir sortir d’un monde basé sur la possession et l’accumulation pour voir la plénitude, le moment d’éternité. Et c’est tout Corto Maltese, cette faculté de ne pas s’accaparer les trésors des autres. La souillure, la corruption n’ont pas de prise sur lui. Conversation avec Irène En point d’orgue de leurs rencontres philosophiques et musicales, les Inattendues de Tournai présentaient en première mondiale le spectacle multimédia Conversation avec Irène , où Corto Maltese conviait le public à une épreuve de vie quasi initiatique. L’auteur de la pièce, l’écrivain voyageur Marco Steiner, a mis en scène un Corto plongé dans le désenchantement, au lendemain de la mort de son créateur, Hugo Pratt. Comment après cela reprendre courage ? Comment redevenir agent de sa propre vie ? C’était le principal sujet de méditation de la soirée, en même temps que de cette édition 2017 des Inattendues. Corto Maltese a montré la voie de la grande aventure humaine, celle d’être soi-même. Dans sa Conversation avec Irène , il est à la fois acteur et spectateur de sa propre vie, sans être jamais dans le panache ni dans la mascarade. Son courage installe un état de grâce qui renvoie au philosophe résistant, Jankélévitch. Il fait advenir le monde. Il peut échouer, parfois, mais en réalité, pour lui-même, il n’y aura jamais d’échec, parce qu’il est capable de changer d’espace-temps, de sortir de l’obligation de réussite imposée par la société. Disparu en 1995, à l’âge de 68 ans, Hugo Pratt avait compris depuis longtemps que le rêve le plus réel est celui qui s’éloigne de la réalité. C’est pour cette raison, sans doute, qu’il dessinait toujours les yeux de Corto Maltese en premier. C’était comme ça qu’ils se comprenaient et que la magie du héros pouvait prendre corps. Le bonheur des causes perdues « Faut-il être prêt à mourir pour sauver ? », se demandait le philosophe Boris Cyrulnik, auteur de Ivres paradis, bonheurs héroïques, sous les voûtes mystiques de la cathédrale, à propos de l’héroïsme aujourd’hui. Corto Maltese lui-même s’était posé la question, après avoir abandonné son ami Tir Fixe dans l’album Les Ehtiopiques. Dans la Conversation avec Irène , ses amis Bouche Dorée et Raspoutine l’ont peint comme le héros des causes perdues. Corto s’est taillé au couteau sa propre ligne de chance pour choisir son destin. Il a eu le courage de se perdre pour apprendre à rêver. Seul compte pour lui le mouvement des choses. Il connaît le chemin de la lagune des beaux songes. Il voit les choses comme il a envie de les voir. Au final, Raspoutine a hurlé au public combien il faut souffrir pour comprendre le monde. Lui ne croit pas aux fables mais à l’instinct de survie. Il n’oubliera pourtant jamais que Corto lui a sauvé la vie en le sortant de la prison dorée de Samarkand, celle dont les murs rendent fou. A Tournai, ils se sont enfin retrouvés pour danser le tango. Corto est sorti de sa mélancolie. Le marin a reboutonné sa veste d’aventurier. Au-delà des mots, le musicien prodige Francesco Cafiso, saxophone dans la main gauche, piano dans la main droite, flûte traversière au bout des lèvres, a illuminé de notes bleues ce week-end de quête philosophique. Quand sa dernière est tombée avec le rideau des Inattendues, le héros de demain s’est révélé à tous : c’est celui qui nous emportera à la redécouverte des merveilles du monde et de nous-mêmes.

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