SwissLeaks: «On a exploité 10% des données», révèlent les journalistes du «Monde»
Fabrice Lhomme et Gérard Davet sont les deux journalistes français à l’origine des révélations du « SwissLeaks », auxquelles « Le Soir » a participé. Ils racontent les coulisses de l’affaire.


L’affaire « SwissLeaks » aurait pu ne jamais voir le jour. Imaginez, par exemple, que la juge suisse décide de priver Hervé Falciani de liberté le 22 décembre 2008, lui qui était soupçonné d’avoir volé des milliers de données bancaires chez HSBC Private Bank Genève. Au lieu de cela, la juge s’est laissée attendrir par un Falciani promettant de revenir poursuivre son interrogatoire le lendemain. Mais l’informaticien n’est jamais revenu et a filé vers la France, où il a transmis les données volées au fisc.
L’histoire que retracent Fabrice Lhomme et son collègue Gérard Davet dans La clef est palpitante. « C’est comme un scénario de film », commente Davet. Et il n’a pas tort. On se croirait dans un polar, pourtant bien réel, vécu au travers de huit acteurs (l’espion, le procureur, l’informaticien,…). « On raconte ce qui d’habitude ne se raconte pas : les dessous d’une enquête », poursuit Lhomme.
Mais la quantité de matière est trop importante pour les deux hommes, qui se tournent vers le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) pour les aider. Aux quatre coins du monde, des dizaines de médias membres du consortium (dont Le Soir) s’emparent alors des fichiers et publieront ensemble, le 8 février dernier, l’affaire SwissLeaks.
Avez-vous hésité avant de partager votre clé avec l’ICIJ ?
Gérard Davet : Au début, on voulait traiter ça en interne, avec des journalistes du
Et l’ICIJ vous convainc…
Fabrice Lhomme : Dès la première rencontre. Il s’agit de super-professionnels, ce qui nous rassure.
Entre-t-on dans une nouvelle ère du journalisme d’investigation ?
F.L. : Il ne faut pas caricaturer. Ce consortium, c’est une façon assez moderne de faire du journalisme. Mais il faut le faire dans certaines conditions. Il ne faut pas considérer que c’est devenu l’alpha et l’oméga du journalisme du futur, que tout sera demain collaboratif. D’ailleurs, ce ne serait pas bon que tous les journaux du monde travaillent ensemble sur la même chose. C’est l’inverse du pluralisme. Ça doit rester exceptionnel. Mais pour des situations comme SwissLeaks, c’est évidemment un plus.
Dans votre livre, vous saluez la résonance mondiale de l’enquête SwissLeaks. Il n’y a qu’en France que l’impact a été plus relatif…
G.D. : Ça tient au rapport des élites françaises avec l’argent. Aujourd’hui, on nous demande plutôt pourquoi on a donné des noms au lieu de nous parler du système scandaleux mis en place par HSBC. C’est ça le problème. Et c’est ça la France. C’est terrible parce que, quand on va à l’étranger, on se fout des noms. C’est le système qui intéresse.
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C’est le piège. Sans donner de noms, personne ne s’intéresse au dossier. Et en en donnant, on est accusé de délation.
F.L. : Oui, et c’est absurde. Ce débat n’a aucun sens. Il a été mis en avant par des gens qui n’aiment pas l’investigation, par des gens qui en ont peur. Donner des noms de fraudeurs fiscaux, ce n’est pas quelque chose d’exceptionnel. Nos journaux sont remplis de noms de gens mis en cause dans des affaires de pédophilie, de corruption,… On protège la présomption d’innocence, mais on donne le nom des personnes impliquées. C’est ce que nous avons fait.
Le terme « délation » est sorti de la bouche de l’un de vos actionnaires, Pierre Bergé.
G.D. : Nous avons une indépendance totale par rapport à nos actionnaires. On fait exactement ce qu’on veut quand on veut.
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Vous vivez sous protection policière. Un lien avec SwissLeaks ?
G.D. :C’est surtout lié à l’ensemble de notre œuvre. Ça fait quelques années qu’on dérange l’ordre établi en France, et du coup, il y a toute une frange qui nous en veut, du grand banditisme à l’extrême droite. L’affaire Bettencourt, ça n’a pas plu à tout monde. L’affaire Karachi non plus. Du coup, on reçoit des menaces régulières. Des balles, des substances explosives, qui font que le ministre de l’Intérieur a décidé de nous protéger.
SwissLeaks, c’est un élément en plus. On a à peine exploité le dixième des données, il y a des identités qu’on n’a pas encore révélées, et qu’on ne révélera peut-être jamais. Mais ceux qui possèdent ces comptes offshore peuvent trouver utile de nous mettre la pression.
Dernièrement, Hervé Falciani a publié un livre relatant sa version des faits. Mais votre enquête remet en cause sa crédibilité…
G.D. :La crédibilité, elle est à géométrie variable chez lui. Indéniablement, c’est un lanceur d’alertes. Il se bat pour ça, il se balade aux quatre coins de l’Europe pour ça. Mais on ne peut pas exiger d’un lanceur d’alertes qu’il ait une morale irréprochable. J’aurais préféré qu’il assume le fait qu’il n’a pas toujours été un type bien, qu’il a flirté avec la morale, qu’il a voulu revendre les données volées. Il a préféré enjoliver l’histoire, la réécrire.
En revanche, ce dont on ne se méfie plus, c’est de la crédibilité des données, qui ont été authentifiées par le fisc et la justice.
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Hervé Falciani dit avoir travaillé pour un réseau, au service des Etats-Unis.
F.L. : Ce n’est pas crédible. Mais c’est secondaire. Ce qui est essentiel, c’est qu’il a amené les documents volés.
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Votre clé USB a-t-elle aujourd’hui livré tous ses secrets ?
F.L. : Non. On sait qu’il reste des personnes dissimulées derrière des sociétés écrans ou des hommes de paille. Mais ils sont difficiles d’accès. Des juges ou des policiers n’arrivent pas à accéder à cette information-là, alors c’est encore plus complexe pour des journalistes. Mais j’ai la conviction qu’il y a encore des choses importantes à trouver. Il n’y aurait pas eu une telle pression en France sur les listings Falciani s’il n’y avait pas, derrière, d’énormes intérêts.
G.D. : En France, il y avait 2.300 noms. On en a exploité à peine 10 %. Et on peut très bien imaginer que ces inconnus travaillent pour le compte d’hommes connus. C’est ce qu’on a vu avec le majordome de Jean-Marie Le Pen. C’est une certitude : on est passé à côté de choses incroyables.
Le verdict est tombé pour HSBC en Suisse. La banque doit payer 38 millions d’euros. Suffisant ?
F.L. : L’enquête a été refermée avant même d’avoir été ouverte. Et
G.D. : En France, Arlette Ricci, une contribuable indélicate, a été condamnée à plusieurs années de prison, dont de la prison ferme. En Suisse, l’enquête a duré deux mois et s’est clôturée avec 38 millions à payer. On est encore loin de la transparence financière.
Et Falciani, lui, va finir avec de la prison ferme pour avoir violé le secret bancaire. C’est un peu curieux comme morale.
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