Cela s’est passé un 8 novembre 1998: «L’éternel retour de Jean Marais»

(article paru le 10 Novembre 1998) Alors qu’il fêtait ses 84 ans, Jean Marais déclara en riant : Rien ne m’inquiète, je suis heureux. La seule chose qui me tracasse est d’avoir 84 ans ! Pas pour moi. Mais pour les camarades que je risque de mettre dans l’embarras. Imaginez que, tout à coup je meure ou je tombe malade… Lui qui n’arrêtait pas de répéter que sa vie n’avait été qu’un grand bonheur et qu’un elfe, sans doute, avait toujours veillé sur son être, lui qui s’excusait presque de sa joie de vivre dans un monde où le malheur frappe non pas à l’aveuglette mais les yeux ouverts, il ne savait pas que la pleurésie qui faillit l’emporter l’an dernier ne lui donnerait qu’un bref sursis. Fut-il triste, Jeannot, lorsqu’il ferma définitivement les yeux pour passer de l’autre côté du miroir ? Non, car il savait qu’il allait pouvoir réembrasser Cocteau et lui dire : J’ai bien vécu… Une mort qui devient un conte de fées quand on vous la raconte. Et pourquoi pas ! Marais tutoyait l’imaginaire, il avait été la Bête aimé par la Belle, il fréquentait des corridors où des bras sortaient des murs pour tenir des bougies, il jouait avec la tour Eiffel en prenant le masque de Fantômas, il avait été locataire de la roulotte des « Enfants terribles » et, grâce au cinéma, savait que son fantôme ferait un éternel retour. IL ÉTAIT TOUT La mort ne lui faisait pas peur. Lui, l’homme qui aimait les hommes, avait toujours pu la regarder en face comme, lorsque, pendant la guerre, il gifla, au péril de sa vie, un critique de l’occupation qui avait insulté Cocteau. Femme, mâle, ange, acteur, potier, sculpteur, peintre, il était tout, Marais, avide de sensations mais ne montrant les dents que pour sourire jamais pour mordre. Né à Cherbourg, comme dans un film de Jacques Demy, qui en fit le Roi incestueux de « Peau d’âne », Jean Marais déçut sa mère qui désirait une fille… Elle l’initiera au théâtre pour le plaisir de travestir le garçon. Adolescent, Marais arpente les bureaux des producteurs en quête d’un rôle, suit les cours d’art dramatique de Charles Dullin et est remarqué par le cinéaste Marcel Lherbier dont la sensualité est troublée par le beau jeune homme qu’il engage dans un film, en 1933, « L’Epervier », puis dans « L’aventurier », « Le bonheur », « Les hommes nouveaux ». Peu après, Jean rencontre Cocteau, son père, son frère, son ami, son amant, son créateur. Marais, alors, a une voix trop fine. Cocteau lui conseille de fumer pour l’érailler et l’initie à tous les arts. Dès 1943, le jeune premier à tête de fauve blond devient un mythe cinématographique grâce à Jean Delannoy qui lui fait revisiter l’histoire d’amour entre Tristan et Yseult dans « L’éternel retour ». En ce temps terrible de guerre, Jean Marais et sa partenaire Madeleine Sologne deviennent un refuge où l’on peut rêver d’une vie qui n’est pas en vert-de-gris mais a les couleurs du pull jacquard que l’acteur porte pour ce rôle. Cocteau, devenant réalisateur, le propulse dans la légende de films qui ne vieilliront jamais : « La Belle et la Bête » (1945), « L’aigle à deux têtes » (1947), « Les parents terribles » (1948), « Orphée » (1949). Parallèlement à ce cinéma de la poésie et du divertissement à la fois cruel et enchanté, Jean Marais participe à des films plus classiques : « Le château de verre », de René Clément, « Nez de cuir », d’Yves Allégret, « Le Comte de Monte-Cristo », de Robert Vernay, « Dortoir des grandes », de Henri Decoin, etc. UNE MISE EN ÊTRE Après « Eléna et les hommes » (1955), de Jean Renoir, où il se moque de lui-même en interprétant une sorte de général Boulanger amoureux et ridicule, Jean Marais se tourne vers le cinéma de divertissement. Ces films, « Le bossu », « Le Capitan », « Le Capitaine Fracasse » et « Le Miracle des loups », souvent signés par le tâcheron André Hunebelle et aussi joués par Bourvil, ces films ne méritent pas Marais. Lui s’en fiche. Il rigole, s’amuse et fait ses cascades lui-même ; devenant par ses exploits une mise en scène (ou plutôt une « mise en être ») à lui tout seul. Et le bon public populaire lui en est très reconnaissant. Dans les années 60, avec Louis de Funès qui lui vole la vedette, Marais jette ses derniers feux de belle humeur dans la série des « Fantômas ». Peu à peu, le cinéma le quitte, vague de toujours il n’a pas été compris par la Nouvelle Vague. Jean s’en fiche. Il se consacre au théâtre puis, le chagrin de la mort de Cocteau et d’Edith Piaf, emblèmes d’une époque où la poésie appartenait encore au peuple, en 1963, surmonté, il devient potier, sculpteur et peintre dans un village de Provence. On doit à Jean Marais les bustes de l’écrivain Marcel Aymé et de Dalida qu’on voit sur des squares de Montmartre. Il écrit des livres aussi. Il vit, il vit, il vit et épate les gens par son énergie rayonnante. En 1995, on le reverra dans un film de Bertolucci, « Beauté volée » : il y a la splendeur solaire d’un patriarche innocent mais son rôle se réduit à quelques répliques… Dans l’étang de nos imaginaires, Marais distillera longtemps, plus encore que ses rôles qui ne sont pas rien, ce message : « Si, la vie est belle si on le lui dit ! ». Un athlète habité par une fée Comme un athlète habité par une fée. Innocent et magique. Ainsi apparut à ses débuts Jean Marais, dont la patauderie à peine calculée, remua le coeur des midinettes et des esthètes cultivés qui voyaient en lui comme une fleur de pavot. Sa profonde sincérité, sa naïveté, qu’il pouvait mettre en valeur grâce à des cours d’art dramatique, habitèrent immédiatement l’écran. Cet homme, qui disait n’avoir connu que la joie, fut prodigieux de mal-être dans le rôle de la Bête : Ah, la Belle, comme le coeur des pauvres bêtes peut souffrir… Jusqu’à « Orphée », Jean Marais porta en lui la poésie de sa présence oscillant entre l’enfant et l’adulte, entre le jazz féminin et la java masculine. Puis, il devint plus dru, plus dense, plus carré. Il y eut de la « gabinerie » flûtée qui s’introduisit en lui et il joua des personnages plus ancrés dans le réel : « La maison du silence » (1952), de Pabst, « Le guérisseur » (1953) et « Typhon sur Nagasaki » (1956). En 1957, Marais avait 44 ans… Sa carrière aurait pu prendre un nouveau départ. Luchino Visconti l’engage pour « Nuits blanches », une adaptation du roman de Dostoïevski où, face à Marcello Mastroianni et Maria Schell, Marais joue une atmosphère onirique tel un Oscar Peterson frappant sur le clavier des sentiments avec pudeur et mélodieusement. Mais ce film n’eut guère de succès. Ce n’est que trente ans plus tard qu’on comprit que Jean Marais possédait en lui un « Roi Lear » en puissance. Alors, Jean se tourna vers le divertissement et rendit les braves gens heureux avec des films de cape et d’épée comme « Le capitaine Fracasse » ou « Le masque de fer »… Le temps passa. Le cinéma français ne voulut point voir quel magnifique « vieillard » l’ancien jeune premier était devenu. La pellicule ne grava point cette face de l’acteur. Dommage… Mais il y eut Orphée et tant d’autres magies… Y compris ce rôle de Roi que Jean Marais tint admirablement dans la comédie musicale de Jacques Demy, « Peau d’Ane ». Face à sa fille, Catherine Deneuve, dont il est amoureux et dont il désire le corps, Marais semblait arracher le masque facile de Fantômas et reprendre celui de la Bête qui se meurt pour un impossible et interdit amour. Cocteau l’appelait Fumier d’or On rencontra Jean Marais à un moment charnière de sa vie. En 1975. Il était toujours une star mais le cinéma le boudait car, à cette époque, l’innocence baba cool et la poésie commençaient à être moquées par les golden boys qui ne voyaient pas bien comment vendre ces denrées. Marais était dans un moment de vérité… Mon secret de longévité et de jeunesse, disait-il, c’est d’être à ce point peu angoissé que je ne sais pas ce que c’est. Un moineau qui chante est-il angoissé ? Non et voilà pourquoi son chant est beau. J’ai une nature qui veut que je souffre moins que mes frères humains. Cocteau était beaucoup plus sensible que moi… Il venait d’écrire ses mémoires sous le titre banal de « Histoire de ma vie » (qui allait inspirer à Truffaut son film « Le dernier Métro ») : Je voulais l’appeler « Fumier d’or », ce bouquin. Parce que cette image me ressemble et que Cocteau me surnommait ainsi. J’ai la chaleur et la vie qui grouillent dans le fumier, je sais transformer les détritus de mon âme, et Dieu sait si j’en ai, en or. Enfin, j’espère… Je vais vous dire : dans le fond, je suis un méchant. Mais un méchant qui a tellement pris l’habitude d’être gentil que c’est devenu une seconde nature. Cette façon d’être est la seule qui permet de résister aux saloperies de la vie. Je suis un gentil… Mais il m’arrive de casser la figure aux salauds ou d’avoir la figure cassée lorsque je me conduis en salopard. Et il ajoutait ce credo : Une de mes tactiques pour être heureux c’est, quand quelque chose ne va pas, de m’accuser moi et pas les autres. Jean Marais nous regarda, sortit un papier de sa poche, nous le passa. Dessus, il y avait l’écriture de Jean Cocteau qui disait : L’amour est une science. Et de toi j’ai tout appris. Et j’écoute ton silence que je n’avais pas compris.

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