La chronique de Geneviève Damas (1): En Chine, tes repères seront bouleversés

Tous ceux qui y sont allés me l’avaient répété : « En Chine, tes repères seront bouleversés. » D’accord. Mais cela est-il possible à l’heure du monde hyperconnecté ? Je ne suis pas née de la dernière pluie. La Chine, je la connais un peu, j’ai vu les images, entendu les musiques, regardé les films (même des dissidents), lu Gao Xingjian, suivi la politique, les mœurs et les coutumes de là-bas. Un ami bien intentionné me prévient que ni Facebook, ni GMail, ni Google ne sont opérationnels là-bas. Comment vais-je faire pour envoyer mes chroniques ? Je me crée deux adresses mails supplémentaires (via Hotmail et Yahoo) et je me connecte à Whatsapp. La première étape de mon voyage est Wuhan, ville industrielle, qui, il y a une dizaine d’années, comptait 3 millions d’habitants et, à présent, au moins autant qu’en Belgique. Elle abrite également des entreprises européennes comme Peugeot et Citroën (tous les taxis de la ville sont de la marque Citroën en vertu d’un contrat passé avec la mairie). Il faut vingt-quatre heures et trois avions pour arriver à Wuhan. Un premier vol européen vers Heathrow dans lequel se trouve Etienne Davignon et aucun Chinois (le père tutélaire est à bord, pas de raison de s’inquiéter), un second d’Heathrow à Shangaï où la proportion d’Asiatiques et d’Européens commence à s’équilibrer et un troisième de Shangaï à Wuhan, où sur un total de 300 passagers, il n’y a que sept Européens. Si, à Shangaï, le personnel de l’aéroport parle généralement anglais, à Wuhan, il faut chercher longtemps. La poussette de ma petite est égarée, j’essaie d’expliquer ce qui arrive, tout le monde semble de bonne volonté et souriant, mais personne ne comprend un traître mot de ce que je raconte. Malgré mes mimiques et mes mimes, nous n’avançons pas d’un pouce. Nous quittons l’aéroport, le taxi nous emporte sur une autoroute immense et vide qui surplombe une plaine immense envahie d’eau. La lumière du jour est blafarde quoiqu’il soit à peine quatre heures de l’après-midi. Impossible de distinguer le soleil. J’ouvre la fenêtre du taxi : quelque chose d’âcre pique tout de suite à la gorge. La pollution ? Nous sommes entourés d’un épais brouillard. En passant le Yangzi Jiang, impossible de savoir où finit l’eau et commence le ciel. Un dépôt poisseux s’est invité sur nos lunettes. En ville, nous découvrons un entrelacs de routes, de gratte-ciel immenses voisinant avec de petits immeubles à trois ou quatre étages. Tout cela est défraîchi, abîmé, sale. À l’hôtel (où heureusement, Derek, le manager baragouine quelques mots d’anglais et parvient au bout d’un temps infini à retrouver nos réservations d’hôtel), je déplie l’exemplaire de China Daily que j’ai reçu dans l’avion. On n’y parle pas d’Europe, si ce n’est les résultats du club de Chelsea et le portrait d’une fermière normande courageuse, Marie-Françoise Brizzard, engagée dans un grand combat environnemental : la diminution des émissions de méthane de son exploitation par la réduction de la flatulence de ses quarante vaches nourries majoritairement d’herbe (et non plus exclusivement de soja et de maïs). En Chine, c’est cela la vision de l’Europe : du foot et des fermières solitaires qui, par des actions totalement périphériques, contribuent au bien collectif. Dans China Daily, je découvre aussi que le monde est bien plus simple que ce que j’imaginais. Il se divise en deux : la Chine et les États-Unis. La Chine, ce grand frère pondéré, leader de la pacification internationale ; les Etats-Unis, ce rejeton capricieux et inconséquent, en perpétuelle crise d’adolescence. Ainsi la récente rencontre entre deux militaires – l’amiral Harris (US) et le vice-président de la Commission Centrale Militaire Fan Changdong – au sujet du différent de la mer du Sud de Chine dont il ne ressort rien si ce n’est la fierté chinoise d’avoir vertement tancé les Américains d’un : « un pouvoir accru entraîne des responsabilités accrues ». Ainsi la crise syrienne, où les Etats-Unis ont délibérément poussé la Syrie au chaos, mais où la Chine, par ses fréquents appels au cessez-le-feu immédiat et à une reprise des pourparlers diplomatiques, ouvre la voie à la lutte contre le terrorisme et la prise en charge des réfugiés. Il est l’heure de se mettre quelque chose sous la dent, nous marchons dans les rues au milieu des bouis-bouis et des odeurs de nourriture. Un ami belge nous accompagne pour ce premier repas parce que, dit-il, « il faut faire attention, c’est parfois très épicé, moi, j’ai mis des années avant d’oser goûter certains plats. » Il nous commande quelque chose de simple : une salade de concombre, du porc aigre-doux – plat fétiche du président Mao –, du riz et du poisson. Au début tout semble sous contrôle, c’est même assez savoureux, mais l’instant d’après, j’ai les larmes aux yeux et la bouche en feu. Cela n’a rien à voir avec le Chinois de Bruxelles. Je comprends qu’il me faudra toute la nuit pour digérer ces quelques bouchées. Outre l’épuisement du voyage et du décalage horaire, je me couche en éprouvant la sensation d’être un peu perdue, ici, que le monde dans lequel j’évoluais il y a quelques heures à peine a totalement disparu. ► Portrait [scald=161938:sdl_editor_representation] Geneviève Damas (45 ans) a étudié le droit, puis a fait l’IAD à Louvain La Neuve pour devenir comédienne. Elle a écrit une quinzaine de pièces, mis en scène et écrit deux romans. Avec le premier, « Si tu passes la rivière » (Editions Luce Wilquin), elle a gagné le Prix Rossel 2011 et le Prix des cinq continents de la francophonie en 2012. Le deuxième s’intitule « Histoire d’un bonheur » (Arlea). En juin dernier, elle témoignait dans « Le Soir » de la vie des migrants sur l’île italienne de Lampedusa. Aujourd’hui elle est en Chine, à la découverte de ses villes, sa jeunesse, ses espoirs, du rapport à l'Occident, à la liberté.

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