Le «Congo de papa» dans le poste
En privilégiant le divertissement pour aborder l’histoire de la colonisation belge lors de l’émission « Congo belge : assumer ou s’excuser ? » diffusée la semaine dernière sur La Trois, l’Académie royale de Belgique et la RTBF ont perpétué, de manière consciente ou non, une vision superficielle, voire réductrice, du fait colonial belge.

Le deuxième Tournoi de l’Académie, intitulé « Congo belge : assumer ou s’excuser ? », a été diffusée le mardi 12 décembre 2017 sur La Trois. Pour rappel, le concept est simple et la mise en scène alléchante. Dans le somptueux décor de l’Académie, deux équipes composées d’étudiants, de citoyens et de spécialistes s’affrontent autour d’un sujet de société ou d’actualité « fort ». Au terme du débat, le public, encouragé à faire fi du contenu, vote pour élire « l’équipe la plus convaincante ».
Cette initiative a le mérite de porter sur la place publique un sujet qui reste secondaire pour beaucoup. Néanmoins, la manière dont la RTBF et l’Académie ont abordé l’histoire de la colonisation belge dans cette émission est, en de nombreux aspects, un fiasco. Malgré un montage soigné et esthétisant de l’enregistrement effectué dans les conditions de direct le 5 décembre dernier, la part d’audience a diminué significativement par rapport au premier tournoi. On est loin des promesses d’un divertissement interactif attendu d’une émission en 2017.
Impossibles nuances
D’emblée, les termes du débat assumer et s’excuser se révèlent particulièrement contraignants et flous. Ceux-ci enferment les intervenants dans une joute verbale nécessairement réductrice. Il leur est impossible d’apporter les nuances scientifiques indispensables à la description et à la compréhension d’un processus aussi complexe que la colonisation. Les verbes utilisés pour poser le débat sont si problématiques que les étudiants ont pris la peine de proposer leur définition personnelle. Comment dès lors espérer que le public puisse s’y retrouver et se forger une opinion ? Ce flou est de surcroît révélateur du malaise qui a traversé la préparation de cette joute. Pour preuve, dans une première communication, ce tournoi portait autour des termes cautionner et s’excuser ; ces deux vocables seraient-ils indéfendables dans le cadre d’une émission « grand public » ?
« La grande éloquence est comme une flamme », disait l’historien romain Tacite dans son Dialogue des orateurs, « la matière la nourrit, le mouvement l’avive et c’est en brûlant qu’elle jette de l’éclat ». Encourager la joute verbale en Belgique ? Nous ne pouvons qu’y souscrire, mais force est de constater que le cadre de l’émission n’aide pas. Ne disposant que de dix minutes fractionnées, en alternance avec leur contradicteur, les intervenants se limitent à dresser un bilan de la colonisation, opposant ses soi-disant éléments positifs à ses aspects « moins bons », pour reprendre la formulation euphémique de l’un des « ténors ».
Il est à ce point illusoire de vouloir dissocier la rhétorique de la qualité et de la solidité des arguments mobilisés que les deux étudiants sélectionnés, habiles orateurs, ont dû reconnaître d’entrée de jeu leur méconnaissance de l’histoire de la colonisation belge. On ne les blâmera pas : cet enseignement est délaissé dans les écoles en Belgique francophone. Lorsque ces septante-cinq années d’histoire commune au Congo et à la Belgique sont malgré tout abordées par les programmes scolaires, c’est pour dépeindre l’entreprise léopoldienne (1885-1908) et l’indépendance du Congo (1955-1965). Le temps long de la domination coloniale et ses conséquences sur les corps et les esprits tant congolais que belges en sont absents, malgré quarante années de recherche historique sur la question.
Un malaise persistant
En se focalisant essentiellement sur Léopold II et de Patrice Lumumba, les jouteurs ont reproduit ce schéma. Rappelons-le : l’histoire n’est pas un bilan comptable et « la colonisation forme un tout inséparable », comme le soulignait récemment l’historienne française Sylvie Thénault. L’Académie ne semble pas s’en être rendu compte. Il est en outre indécent de minimiser les violences coloniales et le racisme structurel en valorisant le développement d’institutions sanitaires ou scolaires et ce, d’autant qu’il a été démontré par de nombreux spécialistes que ces établissements contribuaient surtout à asseoir la domination belge. Si cet état de fait ne diffère guère des autres colonies d’Afrique, d’Asie et d’Océanie, pourquoi la Belgique semble-t-elle si frileuse de l’assumer aux yeux de tous ? Sans doute parce que cette histoire n’est pas encore totalement digérée et que le malaise persiste. Tenons-en pour preuve l’absence notable de représentants des différentes universités dans l’assemblée. Ils étaient pourtant si nombreux parmi les jouteurs et les spectateurs du premier épisode, « La Belgique de demain : monarchie ou république ? »
Des ténors exclus du débat
Le statut et la sélection des candidats posent également question. Les experts sollicités semblent formellement exclus du débat, contrairement au tournoi précédent. Dans le rang des « ténors », le professeur émérite Isidore Ndaywel è Nziem fait face au ministre d’État Étienne Davignon dans une distribution asymétrique. On oppose ainsi un des principaux spécialistes de l’histoire du Congo à un témoin exposant sa mémoire de la colonisation belge. Le propos de ce dernier est empreint de méconnaissance manifeste des faits historiques, voire de réécriture néocolonialiste. En le choisissant comme « ténor », l’Académie appuie donc une lecture paternaliste de la colonisation belge. Les sièges des représentants de la société civile sont occupés par les professeurs Mathieu Zana Etambala et Bob Kabamba, enseignants de l’histoire du Congo depuis plusieurs dizaines d’années. En les cantonnant au rôle de représentants de la société civile, le tournoi leur dénie le statut de spécialiste qui est le leur. De plus, les associations d’Afro-descendants comme d’anciens coloniaux sont dès lors exclues du débat alors qu’elles sont un acteur essentiel qui traite quotidiennement du passé colonial de la Belgique et de ses répercussions actuelles. Le troisième protagoniste, les étudiants, porte la bannière du Mouvement des Institutions et Écoles Citoyennes ; tout autre rattachement institutionnel est tu. Enfin, le casting de l’émission a retenu une majorité d’intervenants congolais ou d’origine congolaise – y compris les questions du public. Si cette sélection paraît a priori positive, elle fait toutefois émerger plusieurs inconvénients. Elle suggère que les Congolais et Afro-descendants ne sont experts que pour des questions liées à l’Afrique et/ou que leur présence rend crédible l’événement. En ce sens, la sélection des candidats contribue à distinguer l’histoire de la colonisation de celle de la Belgique : la colonisation est-elle un « chapitre à part » qui ne concerne pas les Belges ?
Les dérives de l’infotainment
« Nous devons maintenant nous tourner vers l’avenir […]. La Belgique doit assumer effectivement une responsabilité vis-à-vis du Congo en contribuant au développement harmonieux de ce pays qui est riche de possibilités ainsi que du reste de l’Afrique ». C’est par cette affirmation que Luc Chefneux, académicien et président de la cérémonie, conclut le tournoi. Malgré l’insistance avec laquelle l’Académie répète que ce débat ne reflète aucunement sa position, cette conclusion comme les arguments avancés par Étienne Davignon, contribuent à diffuser une lecture paternaliste des rapports belgo-congolais. Cette lecture est-elle encore acceptable dans une société imprégnée de relents racistes ? Est-il pertinent de privilégier l’infotainment à un autre format pour traiter de questions aussi sensibles ? En effet, les conséquences de ce genre d’émissions de divertissement sont nombreuses : désinformation du public, persistance d’une compréhension paternaliste de la colonisation et des relations entre la Belgique et le Congo notamment. À l’heure où la société belge est confrontée à de multiples fractures mémorielles et que les Afro-descendants y demeurent la minorité la plus discriminée, il est urgent que des actions significatives soient entreprises. Saisissons l’invitation formulée par le professeur Ndaywel è Nziem pour créer et renforcer les synergies qui existent entre l’ensemble des acteurs concernés par l’histoire et les mémoires de la colonisation belge.
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