La colère de la rue tunisienne, produit du blocage politique

Depuis Tunis Les braises de la protestation qui vient de secouer les quartiers populaires du grand Tunis et plusieurs villes de l’intérieur du pays ne sont pas encore totalement éteintes. Le mouvement a nettement décru en intensité depuis jeudi, mais des affrontements entre jeunes et police se produisent encore chaque soir. [scald=12578496:sdl_editor_representation] S’il n’est pas toujours aisé de discerner dans les attaques de commissariat, les vols dans les fourrières, les pillages de magasin, les braquages sur la route une dimension politique, ces violences qui ont rapidement pris le pas sur les manifestations contre les mesures d’austérité de la Loi de Finances, expriment la colère d’une partie de la jeunesse. « On assiste non seulement à une multiplication des troubles sociaux, passés de 5.500 en 2015 à 11.000 l’an dernier, mais à une montée en agressivité, observe Hamza Meddeb, chercheur tunisien associé l’institut d’études britannique Chatham House. Après la mise en place de nouvelles institutions élues fin 2014, on s’attendait à des progrès sur le front économique et social, mais c’est l’inverse qui se produit. Cette sensation de blocage exacerbe une protestation de plus en plus difficile à encadrer ». Gérer la frustration sociale D’où vient cette incapacité à transformer les progrès politiques en amélioration économique et sociale ? D’où vient la difficulté à réduire la fameuse fracture qui partage la Tunisie ? Une fracture ancienne que décrit Khayam Turki, cofondateur de Jossour, un think tank tunisien, « entre une société intégrée politiquement, économiquement, connectée au monde extérieur, qui entretient des relations positives avec l’Etat, et une Tunisie stigmatisée, non structurée, sans représentants, exclue de la citoyenneté. ». Les chiffres sont éloquents : 92 % des entreprises sont situées à moins d’une heure des principales villes de la côte (Tunis, Sousse et Sfax) et le taux de chômage des jeunes diplômés de 31 % dans la moyenne nationale, atteint 58 % dans les régions intérieures. « La Tunisie défavorisée n’est pas oubliée, où séparée du reste du pays. Cette situation est le produit d’une forme d’exploitation économique, insiste Hamza Meddeb. Les régions de l’ouest et du sud sont pourvoyeuses de main-d’œuvre, d’eau, de matières premières, de produits agricoles… L’Etat administre ces zones de manière indirecte via les réseaux syndicaux, claniques ou de contrebande, ou bien à travers une entreprise comme la Compagnie des phosphates de Gafsa ». A charge pour ces intermédiaires de gérer la frustration sociale par la distribution d’aides ou d’emplois. « Des solutions de bricolage pour calmer, mais qui ne font que retarder des solutions au problème réel, commente Khayam Turki. Quand ces mécanismes sont débordés, l’Etat n’a d’autres réponses que sécuritaires qui ne font qu’empirer les choses ». Faiblesse politique « Pour transformer ce modèle, il faudrait s’attaquer à des intérêts puissamment établis, à des situations de rente, à des modes d’allocation des ressources budgétaires », relève Hamza Meddeb. « La révolution a renforcé ces groupes d’intérêt, estime pour sa part Michael Ayari, analyste principal pour International crisis group à Tunis. Depuis la Révolution, on assiste à une autonomisation des corporations professionnelles, y compris dans l’Etat, les hommes d’affaires ont leur relais dans l’administration. Les élites économiques établies utilisent ces relations pour verrouiller la compétition économique au détriment des milieux d’affaires des régions de l’intérieur et du sud. Ils protègent leurs rentes et entravent le développement de ces régions ». De leur côté, prolonge Hamza Meddebn, « l’UGTT, la centrale syndicale représentant essentiellement les fonctionnaires, et l’UTICA, l’organisation patronale, défendent en priorité les intérêts de leur base et freinent les grandes réformes. Elles entretiennent ainsi la fracture entre les Tunisiens économiquement intégrés et les outsiders ». Pour affronter ces intérêts, le politique est faible en dépit d’une grande coalition, associant notamment le parti « séculariste » Nidaa Tounes et le parti islamiste Ennahdha, en théorie soutenue par les organisations syndicales. « Faute de confiance mutuelle, ces deux partis consacrent l’essentiel de leur énergie à renégocier les équilibres dans l’alliance et à gérer leurs tensions internes, estime Michael Ayari. Pour répondre à ces blocages, à cette fragmentation de la chaîne de commandement au sein de l’Etat, on peut craindre un retour au fonctionnement centralisé et autoritaire que l’administration a connu pendant des décennies ».

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