La guerre rattrapée par la guerre?

« La guerre en plein Paris », titrait ce matin Le Figaro. « Cette fois, c’est la guerre », opinait Le Parisien. « C’est un acte de guerre d’une barbarie absolue », confirma le président de la République française, François Hollande, dans son allocution télévisée. La France est-elle en guerre, ou n’est-ce qu’une façon de dire ? Dans l’affirmative, contre qui ? Les Etats font la guerre aux autres Etats, jamais à des individus ni même aux factions au sein desquelles ceux-ci se coalisent… L’état islamique autoproclamé aurait-il, par l’absurde, reçu une légitimité internationale en cette nuit tragique du 13 novembre ? Ce seul fait serait, pour lui, une inestimable victoire. [scald=190444:sdl_editor_representation] La confusion des termes et le rétrécissement des forces illocutoires – qui font que la production d’un énoncé revient à accomplir un certain acte visant à modifier la situation des interlocuteurs – trahissent une réalité inquiétante : la guerre a été refoulée de l’horizon européen. Le mal est ancien, et donc profondément enkysté. La seule antienne selon laquelle « l’Europe a permis d’instaurer la paix », sans voir que c’est la paix qui a permis d’instaurer l’Europe, et que cette paix a été arrachée par une poignée d’hommes qui, contre vents et marées, ont continué la guerre après la débâcle de 1940, en dit long sur le caractère émollient de notre modernité. L’intellectuel européen n’aime pas la guerre. Et c’est heureux. Mais lorsqu’il détourne le regard et va jusqu’à refuser de la considérer comme sujet de réflexion, il vit dans le déni. André Glucksmann, disparu mardi dernier, nous rappelait que, dans les années 20, l’axiome de la plus prestigieuse école française d’historiens, l’Ecole des Annales, reposa sur le rejet de l’histoire des grandes personnalités et des grandes batailles, au profit de l’étude, sur le temps long, de l’évolution économique ou de l’évolution des mœurs. Exit la guerre. C’est que la Première Guerre mondiale fut le premier conflit où les intellectuels moururent au front et que la victoire, loin d’être une consolation, se révéla décevante… L’idée que la guerre était désormais un épiphénomène, que les jeux étaient faits, que la paix – et la démocratie parlementaire avec elle – avait remporté la partie, sera reprise et parée d’habits neufs à la fin du XXe siècle par un certain Francis Fukuyama, philosophe à l’université Johns-Hopkins de Washington, dans un ouvrage qui fit florès, La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme (Flammarion). Sans doute n’avait-il pas lu L’Etrange défaite (Folio), le poignant ouvrage de Marc Bloch, cheville ouvrière de l’Ecole des Annales, dans lequel il exprimait ses regrets pour le désarmement moral de toute une génération dont il se sentait responsable. Par une tragique ironie de l’Histoire, Bloch, Croix de guerre de la Première Guerre mondiale, sera torturé par la Gestapo puis fusillé par la Milice en 1944, pour faits de Résistance. Quand Glucksmann parlait de la guerre, on le regardait avec des yeux écarquillés. Pourtant, étrangement, la réalité de son temps ne laissait planer aucun doute : la guerre n’appartenait pas au passé, la guerre, c’était « les informations », c’était la continuation d’une violence extrême, à commencer par la violence coloniale. Mais symptomatiquement durant 40 ans, la France, de gauche comme de droite, refusa d’appeler « guerre » son engagement en Algérie. La guerre était non seulement un non-vu mais un impensé. Un changement de visage Durant la Première Guerre mondiale, 80 % des morts étaient en uniforme. Un conflit à l’ancienne : des soldats tuaient des soldats – avec des bavures : 20 % des morts civils, tout de même. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, le ratio s’est inversé : 80 % des victimes sont des civils, « les femmes et enfants d’abord ». La nature de la guerre a changé. Les catégories, les concepts et les expériences de la guerre se sont modifiés. Ce passage de la guerre entre armées à la guerre contre les civils est un des phénomènes les plus épouvantables du XXe siècle. Il s’est encore aggravé au XXIe, les bains de sang quotidiens en Irak, en Libye, en Syrie et désormais au cœur même de l’Europe en témoignent ad nauseam. Les conflits modernes sont de plus en plus techniques mais par ailleurs de plus en plus politiques et les distinctions tendent à s’abolir entre guerre des Etats, guerre civile et révolutions. L’historien pourra collectionner les causes, le moraliste déplorer la confusion des genres et le juriste rappeler la norme, mais un philosophe sera requis – on ne parle pas ici des sophistes cathodiques du tout-à-l’ego, mais d’un Hegel par exemple – pour en penser l’essence, pour saisir en leur unité les caractères de la guerre moderne qu’une considération superficielle recueille à l’état dispersé. Et à relire l’auteur de la Philosophie du Droit à la lumière des événements contemporains les plus tragiques, l’unité apparaît immédiatement : la guerre moderne est terroriste. La terreur, remarque Hegel, est l’ultime ratio aussi bien de la guerre proprement dite que de la lutte politique et la guerre politique. Et cette terreur – qu’elle soit fondée sur une technique de plus en plus pointue ou sur des combattants de plus en plus indifférents à la vie humaine et à leur propre mort – est toujours idéologie. Comment faire la guerre dans un monde civilisé ? C’est la terrible et insoluble question, qu’on a largement refoulée. La chose est d’autant plus complexe désormais que la violence indiscriminée organise la confusion des adversaires. Comme le notent Jacqueline Levi-Valensi, Antoine Garapon et Denis Sala dans leurs Réflexions sur le terrorisme (Ed. Nicolas Philippe), l’organisation terroriste se dote volontiers d’une apparence de souveraineté dont elle adopte les attributs : drapeau, hymne, armée, impôt révolutionnaire, tribunaux du peuple, etc. Ce climat confusionnel empoisonne en retour les démocraties qui se lancent dans une stratégie purement répressive. Toute l’histoire du terrorisme que l’Europe connaît depuis les années 70 est jalonnée de lois pénales d’exception, de verdicts contestables, quand ce n’est d’opérations militaires douteuses. Les démocraties résistent mal à la tentation de recourir à un terrorisme d’opposition qui, s’il peut paraître efficace à court terme, les conduit à renoncer à ce qu’elles sont. D’où la terrible question : pourquoi ne pas déclarer la guerre et en respecter les règles ? Avoir enfoui la question de la guerre, ou à tout le moins n’avoir pas tiré les conséquences de ses mutations – questions qui ne se pensent correctement qu’en temps de paix –, nous fait désormais courir le risque d’en revenir, par écœurement, à la situation d’avant les grandes conventions internationales sur le sujet. Et de donner raison à Hegel, encore lui, quand il considérait que les Etats ne sont pas des personnes privées mais des totalités parfaitement indépendantes en soi, et qu’il est donc parfaitement abscons de vouloir que les Etats fussent moraux…

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