Procès Abdeslam: comment la rue du Dries a soudainement été assiégée

Sur la place Saint-Denis de Forest, à deux pas de l’usine Audi, le petit marché se déploie. Les commerçants ambulants installent leurs étals et déballent leur marchandise. Ici du textile, là de l’alimentaire. Après des semaines de grisaille et de pluie, le soleil a fait son retour mais la grande foule n’est pas encore de sortie. Dans la rue du Dries voisine aussi, le calme est de rigueur. Tout juste entend-on quelques voix d’enfants qui sortent de l’école de la Cordée. Rien d’assourdissant car ce n’est pas encore l’heure de la récréation. Bref, une ambiance radicalement différente de celle qui a mis la petite rue paisible à la une de l’actualité le 15 mars 2016 et qui va valoir à Salah Abdeslam d’être jugé à partir de ce lundi devant le tribunal correctionnel de Bruxelles. Ce jour-là, dans le cadre de l’enquête sur les attentats de Paris, à 14 h 15, six enquêteurs des services de police belges et français se présentent au numéro 60 de la rue afin d’y effectuer une perquisition. Dès l’ouverture de la porte d’entrée de l’immeuble à appartements, ils sont accueillis par à un tir nourri d’armes à feu. Trois des six enquêteurs, dont une policière française, sont légèrement blessés. Un quatrième policier resté à l’extérieur est également blessé. Il faut déployer les grands moyens. Un périmètre de sécurité est directement établi. Toute la rue du Dries est fermée à la circulation. Les enfants présents dans les deux crèches voisines et dans l’école de la Cordée, située au numéro 27, sont confinés dans les bâtiments. « La vie a repris son cours » Les équipes des unités spéciales belges se déploient sur place. Elles lancent l’assaut contre l’appartement visé. Deux auteurs, dont Salah Abdeslam, prennent la fuite par des toits situés à l’arrière de l’immeuble. Ils ne sont pas interceptés. À 18 h 15, un tireur d’élite de la police fédérale tue un suspect présent dans l’appartement alors qu’il s’apprêtait à faire feu sur des policiers présents sur la rue. Il s’agit de Mohammed Belkaid, qui a joué un rôle important dans les attentats de Paris. L’assaut prend fin à 18 h 50. Mais dans la rue, il est encore bien présent. Près de deux ans plus tard, la maison jaune du 60 porte toujours les stigmates de l’intervention. Les fenêtres du 1er et du 2e étages sont béantes et les vitres, volées en éclats, n’ont pas été remplacées. Des pigeons ont élu domicile dans les lieux livrés aux intempéries. « Durant tout un temps, des bâches ont été installées sur la façade mais elles se sont envolées avec le mauvais temps, constate Alain, un voisin qui part prendre l’apéro dans le troquet voisin. Fatalement, la maison se dégrade. » « Ce jour-là, se souvient Alain, il faisait calme comme d’habitude. Soudain, il y a eu beaucoup de bruit et le quartier a été envahi par la police. Quelques-uns sont arrivés chez moi car j’habite à côté du 60. J’ai anticipé avant qu’ils ne défoncent la porte d’entrée et ils sont montés sur les toits. Quand j’ai su de quoi il s’agissait, ça ne m’a pas choqué. Je ne suis pas traumatisé. Par contre, ce que je retiens, c’est la manière assez violente avec laquelle ils ont agi. Il y a quand même une école et des crèches dans lesquelles les enfants ont été confinés. Peut-être étaient-ils stressés… Depuis lors, la vie a repris son cours. Je vis depuis 30 ans dans ce quartier. Bien sûr, il y a depuis toujours des petits trafics de drogue sur la place Saint-Denis, mais ça fait partie de la vie. Il y a un contrôle social sur les jeunes et la police fait son boulot. Il n’y a pas d’insécurité. C’est un hasard que ça se soit passé ici. » « J’ai vendu ma maison » Un avis que ne partage absolument pas Pascale, qui est sur le point de quitter la rue du Dries pour s’installer dans la verte campagne de Rhode-Saint-Genèse. L’intervention policière, elle l’a vécue depuis le Velux d’une de ses chambres qui donne sur les toits. « J’ai vu des policiers sur les toits et j’ai entendu des échanges de coups de feu, lance-t-elle. J’ai même vu un malabar en survêtement s’échapper avec un sac à la main. Les policiers m’ont dit que c’était Salah mais ce n’était pas son gabarit. En tout cas, je ne comprends toujours pas comment il a pu s’échapper alors que tout le quartier était bloqué. Peut-être a-t-il pu bénéficier d’une complicité passive… » [scald=14077612:sdl_editor_representation] Une chose est sûre, Pascale ne revivra plus une telle scène à Forest. « Je vis ici depuis 2001 mais j’ai vendu ma maison, assène-t-elle. Le quartier est devenu sale. Je l’ai vu changer. De populaire, il est devenu monoculturel et rien n’est fait pour le tirer vers le haut. On ne voit jamais la police alors que des trafics en tous genres se pratiquent. On ne voit pas la police. Ce n’est pas un hasard si Abdeslam a trouvé refuge ici. Il savait qu’il pourrait se fondre dans la masse. » Désireux de garder l’anonymat par peur de représailles, deux jeunes parents d’origine africaine gardent encore également un souvenir ému de cette funeste fin de journée. « Nos enfants avaient à l’époque 3 et 6 ans, expliquent-ils. Nous étions dans notre appartement de la rue de la Station qui fait face à la maison visée. Des policiers ont forcé la porte d’entrée et sont montés. Ils ont frappé chez nous en nous obligeant à ouvrir sinon ils défonçaient la porte. Ils voulaient en fait installer des caméras pour surveiller la scène depuis chez nous. Tous les quatre, nous avons dû évacuer pour aller passer la nuit dans un bâtiment communal. Deux ans plus tard, nos enfants nous parlent encore de ce moment. Surtout quand ils revoient les images à la télé. Ça fait peur. » « Quelque chose s’est cassé » Enseignante à l’école de la Cordée, Fadia revenait de la piscine en car avec ses élèves de primaire. « Quand nous sommes arrivés à la place Saint-Denis, nous avons été arrêtés par un barrage de police, se souvient-elle. Des gens couraient partout. Des collègues me téléphonaient pour me dire qu’elles étaient contraintes de rester confinées dans l’école avec les enfants et qu’il ne fallait pas revenir. Nous sommes allés nous réfugier ailleurs avec les enfants en attendant que ça se termine, mais on ne nous disait rien de l’évolution de la situation. Nous avions peur. Désormais, je me dis que nous ne sommes jamais à l’abri d’un tel événement. » Soraya (prénom d’emprunt) et sa fille de 14 ans, toutes deux malades ce 15 mars 2016, se trouvaient dans leur maison qui fait face à celle de l’intervention policière. « Des policiers ont sonné et sont montés sur le toit, se souvient avec émotion la mère de famille. Ma fille et moi nous sommes assises par terre. Nous avons allumé la télé en montant le son très fort pour ne rien entendre de ce qui se passait à l’extérieur. Nous étions mortes de trouille. Depuis lors, quelque chose s’est cassé dans le quartier. Avant, il était convivial, mais maintenant, les gens ont peur de l’autre. On ne communique plus autant. Tout le monde est suspicieux car on n’avait jamais pensé avant que des terroristes auraient pu habiter en face de chez nous. Et puis, deux ans après, ces images me reviennent toujours à l’esprit car quand je sors, je vois ces fenêtres béantes qui me rappellent cette journée. Mais malgré tout, on essaie d’oublier… »

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