Raphaël Glucksmann: «Ne finissons pas le travail des terroristes!»

Dans son dernier ouvrage, Génération gueule de bois, sous-titré Manuel de lutte contre les réacs, sorti cette année aux éditions Allary, l’essayiste Raphaël Glucksmann déplorait que nous ayons « oublié la force des idées ». Nous l’avons interrogé sur les attentats de vendredi et les réactions qu’ils ont provoquées, à l’heure où il est plus impérieux que jamais de ne pas renoncer à penser… Comment vous sentez-vous, trois jours après le drame ? Je suis très inquiet. Non seulement parce que les terroristes peuvent frapper à nouveau, mais aussi parce que notre société est fragile. Les attentats n’ont pas eu lieu dans une France qui était sûre d’elle-même, sûre de ses principes, qui avait confiance dans ses institutions. La déflagration de ces attentats peut être très dangereuse pour notre démocratie, pour notre vivre ensemble. Je pense qu’il est trop tôt pour voir quelles pourraient être les conséquences, mais cela dépendra de chacun d’entre nous. Ce n’est pas juste l’État. Quand j’étais en Algérie, j’exposais à un interlocuteur algérien ma croyance dans la démocratie, les droits de l’homme, l’universalisme, l’antiracisme, etc. Il m’a dit que c’était très beau mais que le jour où je prendrai le bus et que je me demanderai si mon voisin, avec son sac, est là pour voyager comme moi ou pour se faire sauter, ce jour-là, on saura vraiment si les principes énoncés étaient solidement ancrés ou pas… C’est à mon avis tout l’enjeu de la période qui s’ouvre. Votre crainte est que l’on commence à regarder « l’autre » comme un ennemi, c’est cela ? Nos sociétés ne sont pas des sociétés naturelles. Les démocraties occidentales mélangées, sans inquisition ni ghettos officiels, ce n’est pas la chose la plus fréquente à travers les siècles. C’est quelque chose qui a été construit patiemment, par des luttes, et qui reste toujours fragile. La nature même de la menace l’ébranle. Le propre de Daesh, et son danger, c’est que tout le monde peut potentiellement être un terroriste et tout le monde potentiellement une cible. C’est ça le message de ces attentats. Du coup, la peur générée, qui est naturelle, est extrêmement dangereuse. Car il ne s’agit pas d’un terrorisme avec une revendication et une cible précises, avec une armée de l’ombre fortement structurée. Du coup, l’impact peut être démultiplié, en termes de panique. Après Charlie et Hyper Casher, beaucoup de gens sont descendus dans la rue en disant : « Je suis Charlie et je suis Juif ». Mais au fond, la plupart savaient qu’ils n’avaient pas fait de caricature du Prophète et qu’ils n’étaient pas juifs. Du coup, c’était une solidarité, mais ce n’était pas la même phobie qu’aujourd’hui. Là, j’ai le sentiment beaucoup plus grand d’une peur. C’est tellement inouï qu’il est très compliqué d’anticiper quels vont être les développements au sein de la société française. Dans « Le Soir » de lundi, Michel Onfray exhortait la France à « cesser sa politique islamophobe », tandis que Pascal Bruckner plaidait l’élimination par tous les moyens des terroristes potentiels… Je ne désire polémiquer ni avec l’un ni avec l’autre. Je pense par contre qu’il y a un discours à produire et qu’il doit échapper à deux écueils : d’une part celui du déni, d’autre part celui du « clash des civilisations ». Il faut dire que Daesh n’est pas un ramassis de perdants de la mondialisation qui, tout d’un coup, viendraient se venger ; ou alors des mafieux qui revendent du pétrole… Le premier écueil serait de ne pas nommer le mal qui nous attaque. Daesh a une idéologie qui se revendique d’une religion – mais qui n’est pas la religion. C’est une idéologie théologico-politique avec une composante militaire, qui est le terrorisme. Il faut dire qu’il y a une idéologie qui s’oppose à nous, que le conflit ne sera pas juste résolu avec des frappes, mais aussi avec un combat idéologique. Et d’autre part, il faut aussi dire que cette idéologie, ce n’est pas l’islam, que ce n’est pas une civilisation, au sens où il y aurait un clash de civilisations. Cette idéologie est en guerre contre nous mais elle est aussi en guerre contre les démocrates tunisiens, contre les Kurdes, contre tous les intellectuels, contre ce qui n’est pas elle au sein même de l’islam. C’est, à mon avis, les deux écueils qui se posent : l’un principalement à la gauche et l’autre principalement à la droite. Il faut pouvoir stigmatiser une idéologie pour ne surtout pas stigmatiser une religion. Les premières réactions politiques vous ont rassuré à ce propos ? Sur le moment, je pense que tout le monde a été plus ou moins digne. Je constate simplement que très vite, l’unité nationale a été remise en cause à demi-mot, puisqu’a surgi le débat sur les erreurs supposées de la diplomatie française, en particulier concernant la Syrie et la Russie. J’ai entendu Nicolas Sarkozy sur le perron de l’Élysée affirmer qu’il fallait s’allier à la Russie. Le débat peut et va avoir lieu, mais la première chose aurait été d’en discuter plus longuement et discrètement avec le Président de la République. Ma position là-dessus est assez claire : si l’alternative qu’on veut nous proposer, c’est : face à Daesh, Poutine et Bachar el-Assad, nous allons dans le mur. Nous ne pouvons pas rester nous-mêmes, c’est-à-dire une démocratie, et dans le même mouvement soutenir un dictateur, Bachar el-Assad, qui a tué 250.000 Syriens et qui est largement responsable de l’essor de Daesh. Il ne faut pas céder à une panique qui nous pousserait à dire : nous sommes en 1942 et donc tous les alliés sont bons à prendre… C’est un piège gigantesque qui est tendu aux démocraties européennes. Ce qui est important de comprendre, c’est que Daesh n’a pas les moyens de planter le drapeau noir du califat sur l’Élysée mais que par contre, la terreur que Daesh sème peut nous faire renoncer nous-mêmes aux principes et aux modes de vie qu’il ne peut lui-même supprimer. Et qu’en y renonçant, on finit le travail des terroristes, qu’ils ne peuvent pas finir eux-mêmes.

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