Hicham Abdelgawad: «Les sciences des religions ne doivent plus rester silencieuses»

J e ne sais plus quoi faire ». Voilà quelle a été l’une de mes premières réactions au lendemain des attentats. « L’une de mes premières réactions », dis-je, car les émotions et les sentiments se sont enchaînés à une vitesse à la mesure de l’effroi du moment, sans espoir d’en établir une chronologie. Je ne sais plus quoi faire car je suis professeur de religion islamique. Mon métier c’est d’amener les futurs citoyens à être maîtres de leur conviction et non l’inverse. Être maître de sa conviction, quand cette conviction est l’islam, c’est être capable d’universaliser ce qui en est universalisable et contextualiser, voire circonstancier, ce qui ne l’est pas. Il s’agit d’un travail d’équilibriste, un travail dans lequel l’erreur ne pardonne pas : il s’agit des croyances de jeunes adolescents, dans toute leur fragilité et leur perfectibilité. Leur enseigner l’islam, c’est toucher à l’intimité de leur esprit, c’est contribuer à leur construction… ou leur déconstruction. Je ne sais plus quoi faire car je me demande d’où vient la faille ? Comment en est-on arrivé à laisser des jeunes se déconstruire au point de passer du culte du divin au culte de la mort ? Une mort qu’ils s’infligent et infligent aux autres. Est-ce que tous mes efforts en tant que pédagogue sont voués à être noyés par les discours extrémistes, les fantasmes des théoriciens du complot sur Internet ou encore les prédicateurs du dimanche férus de mille et une superstitions ? Expliquer la faille Je ne sais plus quoi faire car face à la solidarité de mes collègues professeurs, admirables dans leur réaction, qui savent et font la distinction entre l’islam et le terrorisme dont il a été sali, je reste muet. J’aimerais leur promettre « plus jamais ça ». Mais c’est une promesse que je ne peux tenir. Je ne peux la tenir car j’ai finalement bien conscience d’où vient la faille : elle vient d’un rapport traditionnel et préscientifique de la religion islamique qui favorise les discours obscurantistes dans lesquels les anges et les démons se battent sur une Terre que certains n’hésitent pas à présenter comme plate ou fixe. Et trop longtemps j’ai moi-même été trop timide sur cette question. Sous prétexte de ne pas froisser des esprits encore très ancrés dans la tradition de leurs parents, on ne va pas explicitement dire aux élèves que les récits de miracle dans le Coran, que la figure de Satan ou encore d’Adam et Eve relèvent bien évidemment de récits métaphoriques sans base historique factuelle. On ne va pas non plus leur dire explicitement que le Coran, comme n’importe quel texte du monde ancien, a eu une histoire de rédaction et que cette histoire est bien plus longue que ce que l’orthodoxie islamique suppose. On ne va pas non plus leur dire explicitement qu’une biographie historiquement fiable du Prophète Muhammad est à ce jour rigoureusement impossible. Et par la force des choses, on ne va pas leur dire explicitement que rien de tout ça n’est fatal pour la foi musulmane et qu’au contraire : tout est à redécouvrir, reconstruire et réinterpréter. L’islam questionné par les sciences humaines, c’est un islam qui leur appartient. Eradiquer le paradigme mortifère Aujourd’hui c’en est assez. Les sciences des religions dans lesquelles j’ai forgé ma formation universitaire initiale ne doivent plus rester silencieuses dans une classe de religion islamique. Le paradigme mortifère des manipulateurs lâches au point de cacher leurs mains pleines de sang derrière nos jeunes endoctrinés doit être éradiqué par le nouveau paradigme d’un islam baigné de l’éclairage des sciences humaines et bercé par le questionnement philosophique. Il s’agit là de la promesse que je peux faire à mes collègues ainsi qu’à toutes les personnes qui appellent de leur vœu un islam rigoureusement européen : le temps de la timidité du discours scientifique à l’endroit de l’islam est révolu, car je ne souhaite pour rien au monde voir un jour mes collègues être fatigués de distinguer islam et terrorisme. L’islam européen est à forger dans nos classes au feu des sciences humaines et à la lumière de l’héritage philosophique européen qui n’a pas son pareil dans l’Histoire, de façon à ce que le culte du divin ne soit plus jamais conjugué au mode de la mort mais pour toujours au mode de la vie.

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