La créature de Frankenstein hante aussi notre époque

L’orage redoublait dans la nuit noire, son tambour martelant les volets qui tentaient de repousser les rafales de vent. Impossible pour la petite faune atypique rassemblée dans la villa Diodati au bord du lac Léman de faire autre chose que d’attendre. Quel ennui ! Avec son flegme habituel, Byron lança alors cette idée : « Chacun de nous va écrire une histoire de fantôme ». Après tout, on était entre gens de lettres. Lui, poète reconnu et admiré, sa maîtresse Claire Clairmont, son médecin personnel, John William Polidori et son ami Percy Shelley qui était venu accompagné de sa future épouse Mary. Ainsi naquit, lors de cet été suisse pluvieux de 1816, un des romans les plus marquants de son siècle – et des suivants –, Frankenstein (ou le moderne Prométhée), de la plume de celle qu’on n’attendait pas. Mary Wollstonecraft Godwin, fille d’intellectuels londoniens en vue qui s’est enfuie par amour pour un poète sans le sou, a dix-neuf ans quand elle se découvre en écrivain de premier plan. Frankenstein est l’histoire d’un savant suisse, Victor Frankenstein, qui crée un être vivant en assemblant des parties de chair morte qu’il rend à la vie grâce à l’électricité. Horrifié par l’aspect hideux de la créature qu’il vient de créer, il l’abandonne. Mais celle-ci, douée d’intelligence, va le poursuivre et se venger d’avoir été rejeté par son créateur et persécuté par la société. De la même manière que la créature va dépasser son créateur, cette simple histoire pour se faire peur va aller bien au-delà de son but premier. Publié à Londres le 1er janvier 1818, le roman est bien accueilli, offrant ses titres de noblesse à un genre jusque-là peu considéré, le roman gothique, et son succès va aller grandissant avec les années. C’est que Mary Shelley est allée chercher cette histoire très loin, et tout d’abord en elle. Un an auparavant, elle a perdu son premier enfant âgé de sept mois. Ce drame intime posera les bases de son histoire : comment échapper à la mort ? Mieux, comment rendre la vie ? Ou, selon les mots de Victor Frankenstein : « Je rêvais à la gloire qui serait la mienne si, bannissant la maladie de l’organisme humain, je parvenais à rendre l’homme invulnérable à tout sauf à une mort violente ». L’auteure va trouver un semblant de réponse à ces questions dans le mythe de Prométhée, qui façonna le premier homme à partir de substance terrestre avant de voler le feu du ciel pour animer sa créature. Mais aussi dans les avancées scientifiques et technologiques de son époque, notamment les expérimentations avec l’électricité. Mais, ni dans le mythe ni dans la science ou la littérature, la réponse ne sera satisfaisante. Tout comme Prométhée subissant un supplice sans fin, le roman, selon David Spurr de l’université de Genève « exprime les inquiétudes de l’époque face au savoir scientifique, à la technologie et à leur influence sur les conditions de la vie et de la mort ». Ainsi, Frankenstein, bien plus qu’une pierre angulaire du roman gothique sorti en plein siècle du romantisme, peut non seulement être considéré comme le premier roman de science-fiction (qui allie, littéralement, science et fiction), mais est aussi le créateur de son propre mythe. La créature vivra un destin pop hors du commun après son adaptation au cinéma en 1931 et la performance qu’en a donnée Boris Karloff (c’est le film qui donnera son esthétique à la créature Frankenstein). Elle apparaîtra ensuite dans nombre de BD, comics, mangas et dessins animés pour devenir un costume de Halloween. À tel point que l’image a aujourd’hui pris le dessus sur le contenu du roman. Or, celui-ci, deux cents ans après sa publication, est d’une criante modernité, notamment dans son annonce du transhumanisme. Le transhumanisme ? Au départ un mouvement intellectuel qui envisage un futur où la vie d’un individu pourra être prolongée indéfiniment par le remplacement des organes corporels vieillissants par des organes plus sains ou par des dispositifs prothétiques. Aujourd’hui, une philosophie qui vise à améliorer la condition humaine notamment par l’augmentation des caractéristiques physiques et mentales des êtres humains grâce à l’association du numérique et de la biologie. Soit une médecine qui utilise la technologie pour augmenter l’homme. En clair, une fusion du vivant et du digital qui redéfinit l’idée même de l’être humain. Pure affabulation ? Pourtant, le transhumanisme est en vogue, notamment au sein de… Google. Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie au sein du géant du web, veille bien à cela. Dans un ouvrage intitulé Dans la Google du loup, la journaliste Christine Kerdellant décrit ainsi le projet transhumaniste de la société et sa volonté de vaincre la mort, comme le Dr. Frankenstein autrefois. Celui-ci, après avoir pris conscience de sa création, nous mettait pourtant en garde : « Que mon exemple, à défaut de mes préceptes, vous aide à mesurer le danger inhérent à l’acquisition du savoir. Sachez que l’homme qui imagine le monde limité à sa ville natale est beaucoup plus heureux que celui qui aspire à devenir plus grand que ne lui permet sa nature ».

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