Italie: comment Grillo a changé la politique

C’est l’histoire d’un humoriste, Beppe Grillo, qui, il y a neuf ans, au sommet de sa carrière d’artiste, a décidé de se lancer en politique. Pardon, il n’a pas voulu se lancer en politique, il a voulu changer la politique. Et il l’a changée. Aujourd’hui, le « non parti » qu’il a créé, le Mouvement 5 Etoiles, a recueilli onze millions de votes, soit un électeur sur trois, lors du scrutin législatif italien de dimanche passé. Au-delà du vernis d’un mouvement dont on ne voit pas toujours où il veut aller et qui apparaît comme un ovni au niveau programmatique, l’essentiel est peut-être ailleurs. Dans la compréhension d’une nouvelle manière d’envisager la politique, avec toutes les limites et les garde-fous du changement. En tout cas, en neuf ans, un comique a réussi à créer la première force politique du troisième pays d’Europe. Comment, pourquoi, avec quelles conséquences pour l’avenir ? Essayons ici de décrypter les mécanismes du Movimento Cinque Stelle (M5S). 1Le leader charismatique Si Luigi Di Maio, 31 ans, peut devenir Premier ministre en Italie, c’est parce que Beppe Grillo a créé le M5S. Grillo ? Un comique à mi-chemin entre Coluche, pour le côté populaire et provocant, et Guy Bedos, pour le rôle de poil à gratter de la politique, meilleur éditorialiste que certains journalistes italiens. Grillo a fait rire tout son pays, en se moquant des banques, des hommes politiques, des footballeurs et de lui-même. Capable de remplir de salles grandes comme Forest National de Milan à Palerme, à la fois fou du roi, figure people et leader d’opinion, Grillo était somme toute la figure parfaite pour cristalliser ce besoin diffus d’être représenté autrement et de prendre la politique à rebrousse-poil. Lors de l’une de ses tournées, il entamait son show dans la salle, au milieu des spectateurs, en criant : « Je suis votre dernier espoir, et vous le savez ! Vous voyez comme la situation est grave. » Rires garantis, mais phrase prémonitoire… 2. La force du web Assister à un spectacle de Grillo, c’était, il y a 10 ou 15 ans, suivre un cours d’université, l’humour en plus. Aidé d’un écran géant, avec des slides, des chiffres, des graphiques, Grillo vous expliquait le monde, l’économie, la politique, l’environnement et la technologie, en égratignant tout le monde. Avec caricature et simplisme ? Evidemment. Mais on était pris dans son show. Et surtout, très vite, avant les politiques, Grillo a compris l’importance du web, pas seulement pour vendre des tickets et des DVD de ses shows, mais pour faire passer des messages et by-passer les intermédiaires. Il a créé son fameux blog qui a eu une importante capitale dans l’expansion de son Mouvement (aujourd’hui, les deux sont séparés). Il a joué sur l’interactivité réelle, suscitant des commentaires et répondant lui-même, il a ouvert un champ d’expression et même d’action à toute une partie de la population qui se sentait, déjà, abandonnée par l’autorité publique et le politique. Il a aussi servi de catalyseur à une série de class action contre des grands groupes économiques (Telecom Italia, Parmalat, plusieurs banques, etc.). Il a parfaitement su jouer le coup du David face à Goliath. Et le prestigieux magazine américain Time en a d’ailleurs fait un « héros européen » en 2005, le définissant « seriously funny » (sérieusement drôle) pour dénoncer les maux de la société. 3. Le socle fondateur, l’anti-corruption Dans ces spectacles, Grillo montrait sur écran géant la tête des dizaines de parlementaires italiens, de tous bords, condamnés par la justice et pourtant représentants du peuple. C’est, en effet, presque une marque de fabrique dans la Péninsule et du pain bénit pour Grillo. Surfant sur la vague poujadiste, il en a fait un cheval de bataille pour se profiler comme celui qui, a contrario, est honnête, défend des principes et la transparence. Dans une Italie où l’opération Mani Pulite, au début des années 90, puis les scandales à répétition de Silvio Berlusconi, de la fraude fiscale à des affaires de mœurs, avaient éloigné la population de la politique, Grillo est apparu comme une bouffée d’air. A tel point qu’il a organisé des « Vaffanculo Day » (nous ne traduirons pas) pour recueillir des signatures pour changer et durcir, via une pétition, la loi sur les conditions d’éligibilité. Avec la force d’un tribun, il a fait sortir des dizaines de milliers de personnes sur les places italiennes, avec l’aide d’autres artistes participant à l’initiative du « Parlement propre » à tel point que la pétition a recueilli plus de 300.000 signatures et a été remise à Romano Prodi, Premier ministre de l’époque. Sans suites concrètes. 4. Changer le système de l’intérieur ou de l’extérieur Quand Grillo a passé le cap en décidant d’entrer en politique, c’est peu dire qu’on ne l’a pas pris au sérieux. Comme Coluche. Et en 2009, il a posé sa candidature aux primaires du PD (parti démocrate, de centre gauche), qui l’a rejetée. Provocation ? Tactique politicienne ou vraie volonté de s’inscrire dans une grande structure politique déjà existante ? Un peu des trois, sans doute. En tout cas, au niveau de l’image, c’était un coup de génie, puisqu’il obligeait les ténors du parti à se positionner par rapport à lui et à apparaître soit comme défensifs, soit comme naïfs. Quoi qu’il en soit, c’est trois mois à peine après ce refus qu’il a lancé, en octobre 2009, le Mouvement Cinq Etoiles. Via des listes civiques qui font 400.000 voix (1,7 % des votes) aux régionales de 2010. La classe politique le regarde encore un peu en souriant, mais commence à se poser des questions. 5. Structurer le Mouvement Etre charismatique et se lancer en politique est une chose, trouver des candidats, des relais, une organisation, en est une autre. Grillo a pu compter alors sur un homme de l’ombre, sans doute le vrai penseur du Mouvement, Roberto Casaleggio (mort en 2016) qui l’a aidé à structurer sa pensée et son « non parti ». En comptant sur les « grillini », les fans de l’humoriste, plutôt jeunes, geeks avant l’heure et séduits par la démocratie participative et la suppression des intermédiaires. En outre, le M5S a marqué les esprits et des points sur l’échiquier politique en s’imposant à l’échelon le plus symbolique qui soit : la commune. Et via la ville de Parme, superbe exemple de la dynamique du M5S. Ville riche et bourgeoise de l’Emilie-Romagne, elle était minée par la faillite Parmalat et par des scandales de corruption locale. Un terreau favorable pour Grillo et les siens, qui gagnent la mairie en 2012. Même si l’histoire s’est mal terminée, le nouveau maire étant exclu du Mouvement des années plus tard, la victoire à Parme donnait une caisse de résonance énorme à Grillo et montrait aux Italiens qu’il était possible de faire de la politique autrement et d’arriver au pouvoir. A partir de ce moment-là, la classe politique traditionnelle n’a plus ri du tout. Mais c’était, sans doute, trop tard. 6. La faiblesse des adversaires C’est peut-être une évidence bête et brutale, mais c’est quand même un élément important : avec une classe politique italienne saine, sereine, efficace et répondant aux attentes des citoyens, il n’y aurait pas 11 millions de personnes qui auraient voté dimanche pour le M5S. Grillo a profité de toutes les faiblesses de ce qu’il définit comme « la caste ». Corruption, panne d’idées, gaspillage d’argent public, difficultés de la social-démocratie, instabilité gouvernementale depuis des décennies, etc. Une situation qui permet au mouvement de garder une certaine virginité et de conserver l’indulgence que les votants n’ont plus pour les partis traditionnels. Les expériences du pouvoir pour les Cinq Etoiles (Rome, Turin, Parme) sont loin d’être des réussites exemplaires, mais les Italiens continuent à dire (et ils l’ont fait dans l’isoloir dimanche) : « Donnons-leur une chance, avec les autres c’était pire ». 7. Eliminer les intermédiaires C’est un grand classique des partis anti-système, évidemment, mais les Cinq Etoiles en ont fait une valeur cardinale, presque un dogme. Et dans tous les domaines. Au niveau politique, ils ont multiplié les consultations des militants sur le net (avec parfois d’énormes confusions et des doutes sur la fiabilité et la transparence). Ils ont tourné longtemps le dos à la presse, qualifiée de suppôt du pouvoir, vendue soit aux politiques, soit aux grands patrons, soit aux annonceurs. Soit aux trois. Et au niveau administratif, Grillo a martelé que la plupart des tâches du pouvoir public pouvaient se faire directement en ligne, sans une structure lourde et coûteuse. En interne aussi : pour la campagne des législatives de 2013, l’anti-parti a recruté de nombreux candidats via des vidéos de présentation de leur projet sur le net ! Cinq minutes pour dire qui ils étaient et ce qu’ils défendaient. La moitié de l’Italie a moqué ce mode incroyable de recrutement politique, mais le mouvement a envoyé 109 députés et 54 sénateurs au Parlement… De « vrais » citoyens, des mères de famille, des ouvriers, pas des politiques professionnels. Certains ont jeté l’éponge, d’autres ont été limogés, mais d’autres encore se sont imposés sur la scène politique. Parmi eux, Luigi Di Maio, leader aujourd’hui et possible Premier ministre. 8. La provocation et le poujadisme Ce qui a, à la fois, attiré un électorat et horripilé une partie de l’opinion, c’est le goût de la provocation, voire de l’insulte, du Mouvement. Surtout de Grillo, en fait, qui a, notamment, traité Rita Levi Montalcini, Prix Nobel de médecine et grande figure de l’Italie, décédée en 2012, de « veille pute » (sic) en insinuant qu’elle avait obtenu sa récompense via ses accointances présumées avec un groupe pharmaceutique. Sans aucune preuve. Grillo a tapé fort, partout, sans limite, ni à la vulgarité, ni aux lois sur le racisme. « Avant les frontières étaient sacrées et le gouvernement défendait sa population. Aujourd’hui, les Roms débarquent en Italie et sont un gros problème, surtout pour les plus faibles et les vieux. » Même Marine Le Pen, qui le pense sans doute, ne s’exprime pas comme cela. Tout y est passé, des homos aux politiques en passant par les figures de l’économie ou de la culture. Et naturellement l’Europe, mère de tous les maux. Avec souvent la même séquence : Grillo aboie, le Mouvement tempère et détourne le sujet en invoquant l’incurie des partis au pouvoir. Grand classique de la communication politique. 9. La transparence et l’isolationnisme C’est évidemment un point cardinal du Mouvement. Nous sommes honnêtes, les autres pas, nous défendons le pouvoir des citoyens pour les citoyens, les autres pas, etc. Nous sommes différents, et nous ne voulons pas être récupérés par le système. Exemple parfait de cette doctrine : les élections de 2013 où la gauche, premier parti mais contraint de trouver un partenaire de coalition, a entamé des négociations avec le M5S. Qui a exigé que tout se fasse au grand jour, avec des réunions filmées sur le net. Ce qui a donné lieu à des scènes surréalistes et des débats interminables entre les affiliés du parti. Et après trois semaines, le Mouvement a tourné le dos à Bersani, le leader de la gauche, humilié par Grillo. Les commentateurs estimaient alors que le Mouvement avait mis tout cela en scène alors qu’il était bien décidé à ne pas faire d’alliance, pour garder sa virginité tout en ringardisant Bersani, symbole de la « veille politique ». Emmanuel Macron dirait le « vieux monde »… 10. La normalisation Et aujourd’hui, au terme de ce parcours chaotique mais d’une grande efficacité, voilà le Mouvement devenu premier parti d’Italie. Un vote sur trois dimanche passé, avec un triomphe total dans le Sud de la Péninsule (des pointes à 60 ou 70 % des suffrages !). Mais que vont faire les Cinq Etoiles de leur succès ? Une chose est sûre : ils veulent gouverner et semblent prêts à ouvrir des portes. C’est la croissance classique d’une formation qui bouscule, qui s’oppose, qui s’impose et qui veut, au bout du compte, gouverner pour ne pas rester éternellement une force d’opposition. Durant la campagne, déjà, le ton était très différent de celui des « années Grillo », qui s’est mis – ou qui a été mis – en retrait du mouvement depuis la mort de Casaleggio. Le pouvoir est dans les mains du Directoire et de Di Maio. Qui ressemble plus, dans le fond, à Macron qu’à Grillo. Costume bien taillé, tête d’ange, discours policé, utilisation des médias classiques. Le sommet de cette transformation, c’est son interview dans Le Monde (média traditionnel s’il en est) où il se dit proeuropéen, encense Macron et rassure les marchés et les investisseurs. On est loin de Grillo, qui éructe sur tout et son contraire sur la place de Bologne, en demandant la démission de la moitié du Parlement. Pour faire passer ses idées et bousculer le système, le Mouvement va-t-il entrer dans le système ? Réponse dans les prochaines semaines.

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