La peur de la peur

De Lijn accorde à ses chauffeurs obligés de conduire dans Bruxelles une prime de 50 €, une « bibbergeld », prime « de la tremblote » ou « salaire de la peur ». La peur, l’angoisse, la terreur (celle que les terroristes imposent et contrôlent), la panique, la frousse… notre vocabulaire est riche pour nommer ce sentiment terrible qui nous paralyse, humains et villes, et qui nous conduit parfois à des comportements et des idées extrêmes, peu rationnelles et qui peuvent conduire à des situations pires encore que celles qui ont provoqué notre peur… Boris Cyrulnik est un spécialiste des phénomènes de résilience et aussi des peurs qui sont associées aux événements traumatiques auxquels nous devons survivre. La peur n’est pas propre à l’humain ; tous les êtres vivants connaissent celle qui est déclenchée par des stimuli (visuels, olfactifs, auditifs…) et qui est une réaction innée dont le but est de protéger d’un danger. Sans cette capacité, les espèces disparaissent, même si, comme le note Cyrulnik, tous les dangers ne sont pas perçus et si toutes les peurs ne sont pas fondées. À la différence des animaux, les humains réagissent beaucoup moins aux stimuli qu’aux représentations. « Ce qui nous fait peur, c’est donc l’idée que nous nous faisons des choses bien plus que la perception que nous en avons. Nos peurs sont pratiquement les productions de notre propre esprit », explique Cyrulnik. Et à côté de la peur, l’humain a développé l’angoisse, « c’est-à-dire la peur sans forme ; alors que la peur, elle, a une forme, puisque c’est une perception, une configuration, une image ; dans l’angoisse, il n’y a pas d’image. L’angoisse, c’est le vide ; la mort étant le prototype de l’angoisse parfaite, c’est le vide, c’est l’absolu, l’infini, le vertige. » [scald=243382:sdl_editor_representation] Sur la base de cette définition, il est évident que le sentiment qui s’est développé parmi les populations belge et française (et plus largement européenne) est la peur, une peur nourrie par des images – celles qui passent en boucle, sur les médias et les réseaux sociaux, des attentats et de leurs répercussions sur la vie quotidienne –, alimentées par les fantasmes, les rumeurs, les informations partielles et les récupérations politiques de tous bords qui jouent sur des images moins précises, plus anciennes, amplifiées par les préjugés et les stéréotypes. Avec, également, des réactions paradoxales, comme la présence de militaires en ville, qui pour certains est rassurante, mais pour d’autres inquiétante. Soyons clairs : on a le droit d’avoir peur. Et comment ne l’aurions-nous pas ? L’Europe vit, depuis 1945, une situation privilégiée, sans précédent dans l’histoire, d’une paix ininterrompue sur son territoire, à l’exception de la guerre des Balkans au début des années 1990 – mais c’était encore sur les franges de l’Europe – et, plus récemment, en Ukraine. Bien sûr, il y a eu des vagues d’attentats à différentes époques, et dans notre pays, les CCC et les tueurs du Brabant. Mais la guerre, pour nous, pour nos enfants, c’est surtout des images : les films, les séries, les jeux vidéo et les actualités qui ne se démarquent pas clairement des fictions tant les combats retransmis presque en direct ressemblent aux jeux vidéo et semblent désincarnés. Pour revenir à la définition de Cyrulnik, notre peur a ses représentations, mais nous n’y croyons pas. Ces images nous paraissent inimaginables. Imaginer l’inimaginable Que dit-on d’une réalité que l’on dit inimaginable ? Rien. On dit par contre quelque chose de nous : nous refusons, ou nous ne sommes pas capables de l’imaginer. Parfois pour des motifs tout à fait justifiés et honorables. L’annonce du décès d’une personne proche et aimée, hier encore en parfaite santé, est « inimaginable » parce qu’elle nous confronte brutalement avec une perte à laquelle nous ne sommes pas préparés. À l’échelle collective, la confrontation avec une violence aveugle, qui fauche des innocents – des innocents qui pourraient être nos proches, nos amis, nous-mêmes – paraît tout autant « inimaginable ». Mais à répéter le constat et à rester dans le refus d’imaginer, on ne modifiera pas la réalité. On ne ressuscitera pas les morts, et on ne remontera pas dans le temps pour en modifier le cours. L’inimaginable, si l’on veut qu’il ne se reproduise plus, doit être imaginé, mis en image, conscientisé. La responsabilité est à ce prix. La peur repose sur des images floues, des images partielles, parfois tronquées, truquées. Si on a le droit d’avoir peur – c’est un réflexe de survie, et l’absence de peur peut être suicidaire –, il faut aussi être capable de la surmonter, tôt ou tard, et en tout cas, de l’identifier clairement, sans la projeter sur des cibles innocentes ou des leurres que l’on nous tend. Autrement dit, ne pas laisser la peur, entretenue et manipulée, nous conduire à commettre des actes contraires à nos valeurs, voire qui s’apparenteraient à ceux de nos adversaires. La peur peut devenir un liant pour un groupe, à partir du moment où elle s’apaise faussement en désignant un bouc émissaire : « La haine et la peur sont aussi liantes que l’affection. Car la peur et la haine, comme l’amour, sont des affects. Sur le plan social, la haine a même souvent un effet liant supérieur à l’amour. Partager un amour n’est pas facile, il faut être d’accord sur bien des choses. En revanche, si par bonheur on a la haine du même, alors là on ne discute pas… On peut facilement se retrouver dans ce partage négatif », poursuit Cyrulnik. C’est d’ailleurs ce qui assure la cohésion des djihadistes, comme il le précise dans un autre article : « Pourquoi les hommes éprouvent-ils un tel bonheur à se soumettre ? Parce que dès qu’on s’engage dans un groupe, que ce soit chez les nazis, les communistes ou les djihadistes, on n’a plus d’angoisse. Tous les criminels de guerre disent la même chose : « Je n’ai fait qu’obéir, donc je ne suis responsable de rien. » Cette perte de jugement apporte un grand bénéfice psychologique. C’est un tranquillisant. » Mes peurs Dans la situation que nous vivons, mes peurs sont précises : peur que les attentats nous conduisent à renoncer à assumer nos devoirs face aux réfugiés qui, bien plus que nous, ont vécu la peur et la guerre ; peur que les religions reviennent conduire les affaires humaines, parce que les théologiens et les fidèles ne sont pas capables de renoncer, dans des « textes saints » vieux de plusieurs siècles, à des préceptes qui justifieraient les crimes ; peur d’une économie qui se moquerait désormais des efforts que l’on nous disait, hier, indispensables, sous prétexte de sécurité, et qui entraîneraient des dépenses démesurées, lesquelles ne créeraient aucune richesse et aucun emploi à long terme ; peur d’une résurgence d’un racisme toujours présent, heureux de pouvoir « enfin » s’exprimer sans vergogne sous prétexte que les terroristes sont musulmans et arabes et qu’ils seraient, selon une erreur logique si fréquente et si dommageable, représentatifs de tous les musulmans et de tous les Arabes ; peur de la récupération honteuse opérée par l’extrême droite et des victoires électorales que celle-ci va remporter, partout, alors qu’elle n’a aucune solution réelle à proposer et qu’elle conduira nos démocraties à se détruire. Soumission ou réaction ? Une soumission à la peur et aux manipulations qu’elle autorise peut donc conduire à une inhumanité plus grande. Il importe donc de la surmonter et, ce faisant, d’assumer nos responsabilités. D’abord défendre nos démocraties et nos valeurs, dont la première est la préservation de la dignité humaine. Assumer ne veut pas dire se battre la coulpe ; mais dans la guerre que nous devons mener aujourd’hui, la solution doit être globale. Bien sûr, il faut combattre militairement Daesh et arriver à sa destruction – même si les attentats de Paris semblent avoir provoqué une fissure au sein de l’état islamique, entre ceux qui veulent asseoir l’emprise territoriale et ceux qui veulent exporter le djihad, comme jadis entre Staline et Trotsky –, mais il faut être conscient que, si l’on ne soigne pas le mal à sa racine, un autre groupe terroriste poussera, ailleurs, plus puissant, riche de ce que les erreurs de Daesh lui auront enseigné. Et donc tirer les leçons de nos erreurs (je précise : il ne s’agit pas de se sentir « coupables » des décisions prises par nos pays dans le passé, mais simplement responsables de leurs conséquences) et avoir enfin une attitude géopolitique responsable, à long terme, face à ces pays où l’Occident aura surtout réussi à développer une haine contre elle-même et ses valeurs. Ce qui signifie : cesser de faire des affaires avec des dictatures sous prétexte qu’elles nous vendent complaisamment leur pétrole et achètent nos armements ; contribuer à établir de véritables démocraties dans toute la région du Moyen-Orient, porteuses de développement économique et d’espoir pour leurs habitants ; obliger Israël à renoncer aux colonies et garantir aux deux peuples, israélien et palestinien, des conditions de vie sûres et honorables. Chez nous, il faut aussi prendre des mesures radicales pour que des situations telles que celles vécues dans les banlieues, à Molenbeek ou ailleurs, n’existent plus. Ici aussi, il y a eu des erreurs monumentales dans la gestion de ces zones qui sont devenues, partiellement, des zones de non-droit. Cela passera par des mesures judiciaires et policières, sans aucun doute ; mais nous ne pourrons faire l’économie, ensuite, d’une reconstruction, qui doit se fonder sur l’éducation, la culture et la création d’emplois. Une leçon italienne Pendant toute l’ère berlusconienne, la pire que l’Italie ait dû vivre depuis Mussolini, les fondements de la démocratie italienne ont été malmenés. La culture en a particulièrement souffert, au profit d’une économie du divertissement dont a profité directement le « Cavaliere », à travers son empire médiatique. Mais aujourd’hui, alors que tous les gouvernements sont prêts à renoncer à tout au profit de la sécurité, Matteo Renzi a annoncé que son gouvernement, pour répondre à la menace terroriste, allait augmenter son budget… culture. « Pour chaque euro supplémentaire investi dans la sécurité, il faut un euro de plus investi dans la culture », a-t-il déclaré. Une telle déclaration paraît presque inespérée et « inimaginable » dans le contexte actuel : c’est pourtant la voie de la raison et du bon sens, celle d’une solution à long terme et véritable. Parce que la culture, ce n’est pas seulement du divertissement : c’est l’affirmation de valeurs, l’ouverture à l’autre et à la différence, l’empathie mise en scène et vécue. Et aussi, quoi qu’on en dise, la création d’emplois autrement plus durables que ceux que l’on pourrait créer dans l’armée ou la police, et qu’on licenciera une fois la menace effacée.

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