Israël: une économie performante, mais à deux vitesses

Depuis Tel-Aviv, Moustache et mèche blanche, Naty Barak, le pas légèrement ralenti par une jambe traînante, s’anime lorsqu’il évoque son kibboutz. « On avait des abricotiers, des pêchers. On cultivait des pommes de terre, des carottes. Je suis allé là-bas parce que je voulais monter sur un tracteur et vivre en collectivité. C’était le rêve de l’époque ! », s’enthousiasme-t-il. Alors, à vingt ans, après son service militaire, il s’installe dans le désert du Néguev, au sud d’Israël. Nous sommes dans les années 60 et il laisse ses parents dans la ville de Haïfa. Des juifs polonais, dont il a hérité le goût pour la langue yiddish, arrivés en 1934 dans ce qui était encore la Palestine sous mandat. Sur le sol aride du kibboutz Hatzerim, la nouvelle vie de Naty Barak s’organise autour des rares ressources hydrauliques. « Nous comptions les cubes d’eau disponibles, et toutes nos décisions pour la ferme en découlaient », explique-t-il. La suite de l’histoire ressemble à un conte de fée entrepreneurial : la découverte, par hasard, de l’irrigation goutte à goutte. Le kibboutz double sa production, et perfectionne sa trouvaille. Quelque cinquante ans plus tard, l’homme est l’un des propriétaires de la société Netafim, évaluée à 1,9 milliard de dollars. L’entreprise, l’un des leaders mondiaux de la micro-irrigation, a été rachetée à 80 % en 2017 par la société mexicaine Mexichem pour 1,5 milliard de dollars, 20 % restant aux pionniers. Naty Barak vit toujours au kibboutz, qui compte aujourd’hui mille habitants – et une liste d’attente d’un an et demi pour pouvoir s’y installer. « La chutzpah ! » Pourtant au milieu des allées bruyantes du salon Agritech, difficile de l’imaginer les pieds dans la terre. A Tel Aviv, les visiteurs venus d’Inde, de Chine, de Côte d’Ivoire et d’ailleurs se pressent autour de son stand, qui exhibe avec d’autres le fleuron du high-tech israélien appliqué à l’agriculture. « Aujourd’hui on entend dans les entreprises des formules comme “On veut gagner, on a le goût du risque” », raconte-t-il. « Mais c’est la nécessité, la mère de toutes les inventions ! Nous avions peu d’eau, nous avons innové. Cette histoire c’est aussi celle d’Israël », dit-il dans un sourire. Il y a ajoute un mot, en hébreu, « la chutzpah ! » Dans le pays, le terme est surtout un concept, qui résume pour beaucoup la mentalité locale face à l’innovation : un mélange d’audace et de culot, sans peur de l’échec. « C’est vrai qu’il y a une différence d’esprit avec l’Europe », reconnaît Nili Shalev, de l’Autorité israélienne pour l’Innovation. L’organe centralise la majorité du financement de la recherche et du développement du pays, avec un budget annuel de 1,6 milliard de shekels (374 millions d’euros) - dans leur écrasante majorité des fonds privés. « Israël n’a pas de ressources naturelles, la situation politique est compliquée. Les gouvernements successifs se sont accordés sur un point : l’investissement dans l’innovation est crucial pour la prospérité ». Aujourd’hui, explique-t-elle, Israël est devenu le centre de recherche pour plus de 300 multinationales. « Nous sommes leur laboratoire ; et des sociétés comme Apple et Facebook ont aussi leur plus grand bureau ici, après les Etats-Unis ». L’investissement des entreprises étrangères dans le pays se chiffre à 5,2 milliards de dollars en 2017, le plus important du monde après la Silicon Valley. Start-up et high tech Résultat, Israël compte 6.000 start-up, quasiment le double de la Belgique, pour 8 millions d’habitants. La high-tech tire vers le haut l’économie israélienne depuis une décennie. Pour Nili Shalev, le service militaire, obligatoire pour les citoyens juifs, joue un rôle : « Ils ont de grandes responsabilités à un jeune âge. A l’armée, certains secteurs sont très développés, comme les services de renseignement, la cybersécurité. Quand ils finissent leur service, ils ont plus confiance en eux, et ont déjà des compétences. » Une « start-up nation » vantée par le Premier ministre Binyamin Netanyahou, qui égrène régulièrement les fiertés nationales, de la tomate cerise à l’application de navigation « Waze », rachetée par Google en 2013 pour plus d’un milliard de dollars. Les derniers rapports du Fonds monétaire international et de l’OCDE, qu’Israël a rejoint en 2010, saluent tous deux les performances israéliennes. Une bonne croissance, des finances publiques saines, un chômage bas, et de nouvelles perspectives de croissance portées par le gisement gazier du Leviathan, découvert en Méditerranée. Une macroéconomie à faire pâlir d’envie l’Europe. Mais les deux organes s’alertent de nombreux points faibles : une productivité trop basse, l’urgence d’investissement public dans les infrastructures, notamment routières, mais surtout une inégalité profonde. Le pays affiche le taux de pauvreté le plus haut de l’OCDE, qui note dans son rapport pudiquement intitulé « Vers une économie plus inclusive », que la situation est « grave ». La « révolte des tentes » Une problématique qui éclate au grand jour à l’été 2011, quand « la révolte des tentes » s’empare du huppé boulevard Rothschild, à Tel Aviv. Des milliers de personnes campent dehors contre le coût de la vie, 10 à 15 % plus cher qu’en Europe selon l’OCDE. Jusqu’à 400.000 personnes descendent dans la rue pour réclamer l’accessibilité du logement. Encore aujourd’hui les prix flambent, et, entre 2007 et 2017, d’après le magazine The Economist, l’immobilier a augmenté de 118 %. Mais les différentes tentatives de relance de ce printemps israélien ont échoué. L’agenda sécuritaire semble reprendre systématiquement le dessus lors des élections, comme en 2015, lors de législatives anticipées remportées haut la main par le Likoud, le parti du Premier ministre Netanyahou. La situation alarme néanmoins au plus haut niveau de l’Etat, et en mars dernier, le président israélien, Reuven Rivlin, déclarait : « Comment se fait-il que notre pays soit d’un côté capable de briller, notamment dans le secteur high-tech, et de l’autre incapable d’enrayer la pauvreté ou même d’améliorer le sort de l’Israélien moyen ? » Près de 20 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, soit près de deux millions d’Israéliens. Les premiers concernés : la population juive ultra-orthodoxe (10 % de la population) et la minorité arabe du pays (20 % de la population). Près de 50 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté. Ces deux groupes, dispensés de service militaire obligatoire, présente un taux de diplôme, de revenus, et d’intégration sur le marché du travail très inférieur au reste de la population. Portés par le dynamisme démographique, ils constitueront la moitié du pays en 2059. Une inquiétude pour le FMI, qui précise qu’« à moins que ces écarts se réduisent, les changements dans la composition de la population pourraient compromettre la croissance et la stabilité. » A l’Autorité israélienne de l’Innovation, Nili Shalev tient à souligner l’action de sa structure, aux côtés du gouvernement, du ministère de l’Economie et de celui du Travail, pour « leur intégration rapide sur le marché du travail, via notamment des formations pratiques accélérées », mais l’économie du pays peine à intégrer ces deux populations, politiquement stigmatisées. Appel aux... Palestiniens Alors, devant le manque de main-d’œuvre, notamment dans le secteur high-tech, Israël fait appel à ses voisins… palestiniens. En Cisjordanie, le taux de chômage atteint 18 %, et « si 3000 ingénieurs sont diplômés chaque année, seulement 30 % d’entre eux trouvent un emploi » selon Ibrahim Tannira, responsable des ventes et du marketing chez Asal Technologies. L’entreprise, installée dans la ville nouvelle de Rawabi, en Cisjordanie occupée, emploie près de 250 personnes. 70 % de son activité concerne des sociétés israéliennes, aux côtés de géants comme Alcatel Lucent ou Microsoft, qui délocalisent tout ou partie de leur secteur informatique et télécoms de l’autre côté du mur de séparation. Les avantages pratiques dépassent les peurs : salaires bas, même fuseau horaire, et une base de culture commune. La « paix économique » prônée par le Premier ministre israélien il y a presque 10 ans, en 2009, semble pourtant bien loin. Elle devait favoriser l’établissement d’un Etat palestinien aux côtés d’un Etat israélien, lorsque que la solution à deux Etats pour la résolution du conflit était encore sur la table du gouvernement. Peu importe pour Ibrahim Tannira, « Business is business, on laisse la politique à la porte. Et c’est bénéfique pour tout le monde ».

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