La fusillade au Colorado, «un crime contre les femmes»

Les tireurs fous, ces psychopathes à tendance narcissique, méritent-ils de voir leur nom s’étaler à la une des journaux ? La polémique rebondit aux Etats-Unis, depuis une fusillade sanglante dans un centre médical du Colorado vendredi matin. L’assassin de trois personnes, Robert Louis Dear puisqu’il faut bien le nommer, a survécu à son coup de folie et s’est rendu sans un mot aux forces de police qui, cinq heures durant, ont mené un véritable siège de la clinique Planned Parenthood de Colorado Springs, à 100 km au sud de Denver. Savait-il seulement ce qu’il faisait de bon matin, armé d’un fusil d’assaut Kalashnikov, dans cet établissement médical spécialisé dans l’avortement ? L’homme âgé de 57 ans, armoire à glace à la chevelure hirsute poivre et sel, présente un déséquilibre mental évident. Les survivants se rappellent un agresseur mutique, qui a pénétré dans les locaux « en tirant sur tout ce qui bougeait ». « Ça suffit avec les morceaux de bébés ! » aurait-il simplement marmonné, avant d’abattre un policier qui tentait de s’interposer et deux civils non-identifiés. Incohérent, mais combatif : lors de la fusillade en règle qui s’ensuit, il parviendra à blesser cinq autres officiers de police et quatre civils. « Vous ne me ferez pas dire son nom », gronde le gouverneur du Colorado Jay Hickenlooper, bouleversé. Le profil du tueur, auteur de la 352e fusillade de l’année (en 331 jours !), révèle une fois de plus un être asocial, en marge de la société, taciturne et visiblement dérangé : après avoir vécu dans une cabane au fond des bois en Caroline du Nord, l’individu sans emploi stable avait élu domicile dans un coin désolé du Colorado, la bourgade de Hartsel, avec sa caravane posée au milieu de nulle part. « Le genre d’endroit où vous vous installez pour avoir la paix », lâche Zigmond Post, un voisin à peine plus extraverti, casquette rouge vissée sur la tête, répondant aux télévisions américaines sur la brèche. Même dans cet environnement minéral, Robert Dear détonne. Lorsqu’il parle à un autre être humain, c’est pour lui distribuer des fascicules anti-Obama ou suggérer de se doter d’un toit en métal « pour éviter que le gouvernement ne vous espionne ». A part cela, Dear est fiché pour du menu fretin : des violences conjugales contre son ex-femme il y a deux décennies, du voyeurisme à l’encontre d’une voisine. Qu’est-ce qui a bien pu le faire dégoupiller ? « Nous n’avons aucune certitude mais de sérieux doutes, hélas », soupire le maire de Colorado Springs, John Suthers. Les violences contre les cliniques d’avortement défraient régulièrement la chronique aux Etats-Unis. Planned Parenthood est accusé par les sociaux-conservateurs de se livrer à un insoutenable trafic d’organes d’embryons, malgré les dénégations gouvernementales. Depuis septembre, trois cliniques ont été attaquées et leurs pratiques dénoncées par des chrétiens évangélistes fanatisés. « Avec un tel climat de haine national, de telles attaques devaient finir par arriver », se lamente Vicki Cowart, directrice de Planned Parenthood dans les Rocheuses.« C’est un crime contre les femmes venant recevoir des soins médicaux légitimes », s’indigne pour sa part la ministre de la Justice, Loretta Lynch. Dans la perspective de nouvelles attaques contre d’autres centres, la surveillance a été renforcée autour de Planned Parenthood, notamment dans l’État de New York. Le bilan serait peut-être moins lourd si 320 millions d’Américains ne pouvaient accéder aussi facilement à tout un éventail d’armes de guerre. Mais les tragédies à répétition qui endeuillent le pays n’ont pas suffi pour renverser l’opinion : après le massacre de Sandy Hook, une école maternelle du Connecticut (26 morts) le 14 décembre 2012, le président Barack Obama a échoué à faire adopter une loi bannissant la vente libre de fusils d’assaut et chargeurs à forte capacité, voire un contrôle draconien des acheteurs potentiels. A chaque drame comme celui de vendredi, le chef de l’État apparaît mâchoires serrées devant les caméras, martelant « assez, c’est assez », apostrophant ces édiles qui continuent de détourner le regard et ânonner les slogans fumeux du lobby des armes à feu, incarné par la NRA (National Rifle Association) : « ce ne sont pas les armes qui tuent les gens, mais les gens qui tuent les gens ». Déchirée sur ses valeurs, l’Amérique verra en 2016, année de scrutin présidentiel, la Cour suprême statuer sur les entraves incessantes à l’avortement. Rien, en revanche, ne semble devoir bouger sur le contrôle des armes à feu, attributs indissociables de l’esprit pionnier cher aux Américains.

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