Aïssa Maiga: «En France, l’imaginaire est encore habité par l’héritage colonial et Omar Sy est un symbole car il y a un vide»

Depuis Cannes P our une Noire, vous êtes vraiment intelligente, vous auriez mérité d’être une Blanche ! » « Vous parlez africain ? » « Quand on te regarde, ça sent le monoï. » « Vous ne pouvez pas être le personnage, c’est une avocate… » Ces petites phrases ne viennent pas d’un affreux scénario pour mauvais film mais bien de la réalité vraie à laquelle sont confrontées les actrices noires et métisses dans le cinéma français. Seize d’entre elles ont décidé de prendre la parole et dénoncent sans ambiguïté le racisme sexiste auquel elles sont confrontées dans le livre collectif « Noire n’est pas mon métier ». Pavé jeté dans une industrie qui ne reflète pas la réalité métissée de la rue. Nous avons rencontré l’initiatrice de ce projet, Aïssa Maiga, magnifique actrice vue notamment chez Claude Berri, Klapisch, Haneke, Lea Fazer, Michel Gondry ou Dominique Cabrera, juste avant qu’elle ne monte les marches avec ses quinze compagnes de combat. Parmi lesquelles Assa Sylla, une des jeunes actrices de Bande de filles », Nadège Beausson-Diagne, connue notamment pour son rôle de flic dans la série télé « Plus Belle la Vie » de 2010 à 2014, Eye Haïdara, nommée aux Césars pour Le sens de la fête, la populaire Firmine Richard (Romuald et Juliette, Huit femmes) ou de Sonia Rolland, ex-Miss France 2000 devenue actrice et réalisatrice. Sans l’affaire Weinstein, auriez-vous écrit ce livre et seriez-vous à Cannes pour revendiquer l’égalité ? Très difficile à dire. J’avais écrit un texte avant l’affaire Weinstein. Un texte vital pour moi car j’avais besoin de sortir de moi quelque chose de l’ordre de la colère, de la révolte, de l’indignation. Je l’ai fait lire un peu autour de moi puis je l’ai rangé. Mais ça m’avait fait du bien d’organiser mes idées pour de ne pas subir émotionnellement cette situation que je vis depuis vingt ans et qui est bizarre. Car je suis chanceuse puisque j’arrive à décrocher des rôles qui dépassent les stéréotypes. En tant que comédienne noire, asiatique, orientale, métisse, quand on arrive à ça, c’est déjà une victoire. Je ne parle même pas de la qualité du film. L’affaire Weinstein a explosé et on a vu toutes ces femmes briser le silence, le tabou des violences sexuelles. Je les ai admirées. J’ai été impressionnée par leur courage, la force de s’emparer de leur propre histoire pour en parler au monde. J’ai aussi été marquée par la marche des femmes après l’élection de Trump. Voir tous ces mouvements féministes converger vers Washington. En voyant cela, je me suis dit qu’il se passait quelque chose, que les féminismes étaient en train de s’éveiller simultanément et peut-être se rejoindre à un endroit qui est le respect des femmes et l’égalité. Comment on réagit vos consoeurs du métier à cet appel à témoigner pour ce livre collectif ? Quand j’ai contacté les comédiennes pour qu’on coécrive ce livre de témoignages, 90 % d’entre elles ont dit oui tout de suite. Il y avait un enthousiasme débordant. On ne savait pas qu’on était complètement prêtes à cela. Il fallait que ça sorte. Mais il ne suffit d’être noire pour s’assembler. Certaines ont eu besoin de vérifier certaines choses, d’autres ont posé des questions puis n’ont plus donné signe de vie, et une toute petite minorité n’a jamais répondu. A seize, on a créé une solidarité incroyable et de renouvellement de soi. Des filles se sont remises à écrire, des projets sont en train de naître car la connexion psychologique de savoir qu’on n’est plus seule est extrêmement porteur. Y a-t-il déjà des réactions du métier ? J’ai eu un message d’Alain Chabat et de quelques autres personnes mais les gens ne se manifestent pas trop… Je leur laisse le temps de la réflexion. Et puis, on va aller les trouver ! Cette année, le Festival a reçu Ryan Coogler, le réalisateur de Black Panther , premier film de super-héros Marvel noir, pour une master class et pour la première fois de son histoire, le jury de la compétition officielle accueille une réalisatrice noire, Ava Duvernay (Selma). Il se veut aussi une caisse de résonance particulière pour les combats pour la parité, pour la reconnaissance LGBT, pour la diversité. On a vu 82 femmes de cinéma monter les marches ensemble… Pensez-vous que tous ces combats se rejoignent ou ont-ils leurs spécificités ? Les deux. Le rejet des homosexuels ou le rejet des Noirs, des Arabes ou des Juifs sont des thématiques différentes car des histoires différentes. Mais là où ces luttes peuvent converger, c’est dans l’idée que ce qu’on défend, c’est l’égalité. Au-delà de la question d’appartenance sexuelle, de genre, de religion, de couleur de peau. Ce qui m’anime, c’est l’égalité réelle entre les êtres. Si les opportunités ne se présentent pas de la même manière en dépit des couleurs et des appartenances, c’est qu’il y a un problème systémique. Donc, il faut encadrer avec des lois, des mesures pour que les individus et les groupes soient protégés et que les mentalités puissent peut-être commencer à bouger. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il faut attendre que les mentalités évoluent. Non ! Il faut accélérer le mouvement. On est doté de parole et de raison, on doit être capable d’infléchir le cours de l’histoire pour plus de dignité et de respect des êtres humains. A quel moment avez-vous pris conscience du déficit de la représentation dans le cinéma ? Je me souviens à peine du temps où je me rêvais tout simplement comédienne sans me soucier de la question de la couleur de ma peau. Car le rêve a très vite percuté le regard qu’on posait sur moi avec cette projection de la femme noire perçue comme mama, prostituée, femme de ménage, sans papiers, victime de sa propre communauté. Qu’on ait l’âme d’un militant ou l’âme d’un poète, ces questions-là nous envahissent car elles sont de l’ordre de l’obsession inconsciente de ceux qui nous regardent. Le cinéma est très normé. Quand on ne correspond pas à la norme dominante, on se sent exclu, rejeté à la marge, « invisibilisé », caricaturé. Ce fut mon lot comme ce l’est pour beaucoup de gens bien au-delà de la sphère cinéma. Ça se passe partout dans la société française, dans tous les milieux professionnels. Et ça ne se dit pas, c’est diffus, ténu mais on le sait. Et aujourd’hui, en 2018, on n’en peut plus ! Il y a eu une, deux, trois générations déjà sacrifiées avant nous. Dans ma génération, j’ai vu beaucoup de gens laisser tomber, péter les plombs, être désespérés ou être dans la précarité non pas parce que ce métier est difficile – il l’est pour tout le monde –, mais parce qu’on a cette dimension supplémentaire de la différence physique ! On est censé supporter cela sans rien dire. Ce n’est pas possible. J’ai des enfants et je ne tolère plus ça. La starification d’Omar Sy n’a-t-elle pas changé quelque chose ? On parle d’une personne ! Et une personne ne peut pas remplir un contrat social à elle seule. Omar Sy, qui est un acteur incroyable avec une aura magnifique et un parcours exceptionnel, est un symbole. Et il est devenu un symbole parce qu’il y a un vide ! Pourquoi le cinéma américain a autant évolué et s’est posé des questions depuis un siècle sur la représentation des Afro-américains au cinéma et que la France ne fait visiblement pas ce travail ? Les Noirs américains ne sont pas des immigrés ou des enfants d’immigrés. Ce sont des Américains de longue date et du fait de leur présence sur le sol américain de façon si tragique et tellement inégale, ils ont développé une longue tradition de militantisme. Comme cette société est divisée en communautés selon la couleur de la peau, ils ont dû s’unir pour lutter en force et en nombre pour arracher leurs droits dans toutes les strates de cette société basée sur la discrimination. La France n’est pas exempte de traitements inégalitaires sur base de la couleur de la peau. Elle l’a surtout exercé dans ses anciennes colonies en traitant des humains comme des sous-citoyens. Et c’est compliqué car il y a à ce propos un déficit de mémoire. A l’école, pour moi, la colonisation ne m’a pas été enseignée. On est passé directement à la décolonisation, c’est-à-dire de Gaulle qui ouvre les bras et dit « je vous ai compris ». J’ai découvert beaucoup plus tard que les luttes pour la décolonisation avaient été chroniques, multiples et violentes. Ce déficit de mémoire, on le porte tous : ceux qui le subissent comme les Noirs dans le cinéma et ceux qui l’exercent. Quand un directeur de casting me disait que dans une histoire, une fille de 20 ans était forcément une blanche, je me rendais compte qu’il était dans un ethnocentrisme. Et quand je parlais la parole par rapport à cela, on me disait : « oh là, tu fais du communautarisme ». Il y a deux poids, deux mesures sur la question de la « race ». En France, l’imaginaire est habité par cet héritage colonial, par cette façon de considérer l’homme sur la base de la couleur de sa peau et de son appartenance ethnique et religieuse. On est encore dedans ! je vois certains films et je suis fascinée parce que je sais que les gens qui écrivent ces histoires sont victimes de leur propre ignorance et de leur propre histoire. Ce sont les mêmes mécanismes qui sévissent dans les familles et qui font perdurer des violences, des non-dits, des tabous. On est manipulé par l’histoire, par la société. Pour moi, il y a une vraie conquête de liberté qui doit s’exercer pour la diversité et pour tous les Français. Il est temps de se libérer de cette Histoire qui est très pesante. D’un côté, on constate une formidable libération de la parole de la femme, de l’autre, il y a une recrudescence alarmante du racisme un peu partout dans le monde. Comme en fait écho le film de Spike Lee en compétition. Malgré cette envie de faire bouger les lignes, n’avez-vous pas peur de voir les possibles se rétrécir ? A chaque fois qu’il y a des avancées, il y a des réactions de fermeture, de rejet, de peur, d’exclusion. C’est normal. Oui, je vois des choses qui me désolent, qui me heurtent mais je préfère regarder les dynamiques qui sont en train de se mettre en place et réfléchir en terme de challenge : Que doit-on faire pour arriver à ce que notre société soit vraiment égalitaire. Pour moi, c’est une question de ponts. Quand je vois les mouvements féministes, je me sens concernée mais je constate un déficit de la représentation de la diversité même là. Et pour moi, ça, c’est gravissime. Personnellement, je suis femme, noire et je ne vais pas cesser de l’être. Mais je ne peux pas adhérer à des mouvements féministes si implicitement, il ignore une part de ce que je suis. Hier, j’ai reçu un mail de la personne qui a créé le mouvement « Le Tunnel des 50 »(pour combattre les stéréotypes sexistes liés à l’âge des femmes, reproduits dans les fictions. Aujourd’hui, en France, une femme majeure sur deux a plus de 50 ans. Mais cette majorité réelle dans la vie est traitée comme une minorité invisible dans les fictions. NDLR). Voilà encore un autre scandale ! En fait, j’ai l’impression que les femmes sont insultées dès le plus jeune âge dans la façon dont elles sont conditionnées dans l’éducation, puis quand elles sont jeunes adultes dans la façon dont elles sont modelées dans le rapport à leur corps, leur poids, la beauté. Quand la ménopause arrive, on devient périmé et après 50 ans, on est à jeter à la poubelle. J’ai 42 ans mais je me sens concernée car quand on rejette une femme de 50 ans, c’est toutes les femmes qu’on rejette ! C’est cette empathie multidirectionnelle qui doit être développée.

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