Arménie: la révolution des «oubliés» de Gyumri

Dans les révolutions, il y a des hauts et des bas. Mais c’est souvent lorsque la partie semble gagnée que les montagnes à renverser ont tendance à s’élever. Cela fait dix jours que Nikol Pachinian est passé du statut d’opposant sur la brèche à celui de chef du gouvernement. Le 14 mai, il a rencontré Vladimir Poutine à Sotchi, à qui il a rappelé « l’importance stratégique » des relations entre Moscou et Erevan, le remerciant de sa « position équilibrée » durant la contestation. Pendant ce temps à Erevan et ailleurs, les braises de la révolution continuent d’irradier une société assoiffée de changement. Dans la capitale, les représentants de 13 universités se réunissent pour discuter de la façon de « dépolitiser » l’enseignement. « Le Parti républicain [sortant] a façonné le pouvoir autour de lui, déclare Mikael Hovannisian, un activiste de la société civile. Il faut s’attaquer à ces dernières couches de contrôle. » Des (vieilles) têtes tombent... Alors que des visages de la société civile sont nommés au gouvernement, des vieilles têtes tombent. C’est le cas à Gyumri, d’où est partie la révolution et où la fièvre n’est pas retombée. Cette semaine, à l’université d’Etat du Shirak [nom de la région, NDLR], les étudiants ont réussi à déboulonner l’impopulaire recteur. Dans les facultés de la seconde ville du pays, on était républicain de la cave au grenier, de la direction aux syndicats étudiants. C’est tout sauf un hasard si Nikol Pachinian a choisi Gyumri pour entamer le 1er avril dernier, en solitaire, une randonnée de 13 jours, sur les 215 kilomètres caillouteux qui sillonnent vers Erevan. Une ancienne cité élégante, qui autrefois reliait l’Anatolie à la Caspienne, devenue un cul-de-sac cabossé, coincé face à la frontière turque. Depuis le séisme de 1988, qui a détruit Gyumri à 60 % et tué 17.000 de ses habitants, plus rien ne semble marcher à l’endroit. Gérante du café Ponchik Monchik, Tamara a une vue hors pair sur la place centrale. « Je me souviens de Pachinian, début avril, juste en face : il marchait tout seul dans la rue, avec son téléphone, témoigne-t-elle. Un mois plus tard, il est revenu en campagne et là, il n’était plus du tout seul ! Le jour de la grève générale, la ville a été bloquée, les gens écoutent Pachinian, lui font confiance, ce n’était pas le cas avec l’ancien président. » Grandes gueules et gros bras Gyumri est connue dans le Caucase comme un repère de grandes gueules et de gros bras, à l’humour ravageur, un élevage en batterie de lutteurs et d’haltérophiles. La ville, fière, s’est toujours refusée à Serge Sarkissian et ses Républicains, qui n’y ont jamais dépassé les 27 %. Pourtant, le PRA - Parti républicain arménien - a mis la main sur les rouages administratifs, et quiconque tentant de faire carrière dans la région du Shirak devait passer sous les fourches caudines du parti. C’est le cas d’Arousyak Oganessian, l’ancienne directrice d’un lycée ouvert par la Croix-Rouge hongroise, après le tremblement de terre. « Il y a dix ans, on m’a fortement conseillé de rentrer dans le PRA, témoigne cette quinquagénaire. Mais après quatre ou cinq ans, j’ai compris que ce parti ne travaillait pas pour les gens mais pour lui-même. » Arousyak a quitté le parti quand celui-ci lui a reproché de ne pas emmener ses lycéens aux manifestations officielles. L’établissement où elle enseignait a été fermé en 2017 par les autorités ; 14 professeurs se sont retrouvés sur le carreau. Cette année-là, 16 établissements de ce genre ont mis la clé sous la porte dans le pays. « La nation ne va nulle part, mes élèves, les meilleurs, sont partis à l’étranger, explique-t-elle. Tout le monde part, ceux qui n’ont pas de travail ou ceux qui en veulent un meilleur, mais si l’intelligentsia part entièrement, ce sera la catastrophe. » Gyumri ne vit pas, elle survit, elle respire le déclin. Dans le centre, les stigmates de 1988 sont encore visibles partout. Des rues entières de vieilles maisons du XIXè siècle, autrefois habitées par des familles d’officiers impérieux russes, en poste face à l’Empire ottoman, sont désormais vides. Quelque 2500 familles ont été relogées provisoirement dans des wagons il y a 30 ans, elles n’en sont plus jamais ressorties. Travailler en Russie Avant le séisme, Gyumri affichait plus de 250.000 habitants. Au dernier recensement de 2008, elle en comptait 140.000, mais la tendance s’est accélérée pendant les années Sarkissian. Selon Artur Khachatrian, le gouverneur démissionnaire de la région du Shirak, il n’y aurait plus que 115.000 habitants. Le niveau de vie est deux fois moindre qu’à Erevan, le chômage atteint 55 % et 46 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. « Les gens partent à l’étranger comme “gastarbeiter ” - travailleurs étrangers, NDLR -, principalement en Russie », explique celui dont le parti révolutionnaire et nationaliste, Dachnak, a quitté la coalition au pouvoir au début des événements à Erevan. « Je vois une tendance négative, poursuit-il, des familles qui partent dans l’Oural russe pendant dix ans et qui ne reviennent plus. Ici, le chômage touche toutes les couches, l’intelligentsia et les travailleurs. » Quelque 700.000 Arméniens ont émigré en trente ans et le phénomène est en accélération dans la dernière décennie : 300.000 départs. Pas surprenant dans ce contexte que Nikol Pachinian ait eu à Gyumri plus de soutien qu’ailleurs. « J’ai été très surpris que ça se soit passé aussi vite, commente Artur Khachatrian, mais Pachinian est un homme qui comprend le peuple et il suscite beaucoup d’espoir, en particulier chez les jeunes. » Ogannes Vantsyan, 39 ans, est juriste, mais il n’a jamais trouvé de travail dans sa spécialité. Il enchaîne des boulots de menuiserie et il y a encore deux mois, il comptait émigrer en Russie. La révolution l’a fait changer d’avis. « Je suis allé à tous les meetings, dit-il, dans son appartement de l’ère soviétique décati. J’ai changé mes plans quand les gens sont sortis dans la rue, nous commençons à avoir une petite espérance. Le peuple a compris qu’il avait son mot à dire. » Susanna Sarkissian est la grande sœur d’Ogannes, elle travaille comme fonctionnaire au cadastre de la ville et gagne 110 euros par mois. « Mais ce qui reste après le pain, l’eau et l’électricité, ce n’est vraiment pas grand-chose, dit-elle. Vous savez, j’ai trois enfants, je n’ai pas pu payer leurs études alors ils sont partis travailler sur des chantiers en Russie, comme leur père. J’ai un fils en Yakoutie, l’autre au Kazakhstan. Le dernier est parti il y a deux mois. » Comme beaucoup d’habitants de Gyumri, Susanna entretient un rapport ambigu à la Russie, on l’aime, mais on la craint aussi. Et puis elle avale les enfants neuf mois de l’année. « Ah, autrefois pendant l’URSS, je voulais voir Leningrad, mais tout ça, c’est fini, j’aime bien la Russie, mais y habiter, non. » Ogannes, lui, est pragmatique. « On veut juste qu’ils nous traient comme égaux et non comme des vassaux. Mais sans la base, qui nous nourrit, qu’est ce qu’on deviendrait ? » La « sentinelle noire » Personne ne sait combien de soldats russes sont cantonnés à Gyumri, même les autorités locales. Ils seraient 20.000 dans tout le pays. La forteresse qu’ils occupent, à la lisière de la ville, est surnommée la « sentinelle noire ». Des théâtres aux supermarchés, les Russes maintiennent Gyumri sous perfusion. Mais il y a quelques semaines, au début de la révolution, des bérets rouges inconnus jusque-là, des « spetznatz » - forces sépciales russes, NDLR - , ont fait leur apparition à Gyumri. Karen Gomtsian, 45 ans, dirige l’entreprise textile Gomtex, un employeur important de la ville, qui fabrique collants, bas et culottes. Une grande partie de ses employés se sont mis en grève. « Je suis fier qu’elles aient été capables de se battre pour leurs droits et leur futur. » Karen Gomtsian espère du gouvernement Pachinian qu’il lutte contre les monopoles oligarchiques et établisse la libre-concurrence. « Si la justice est établie, les investissements vont en découler, avec moins de risques de corruption », poursuit-il. Mais hors de question de remettre en cause l’arrimage à la Russie. « Depuis que nous sommes entrés dans l’Union eurasiatique en 2015, j’exporte 70 % de ma production là-bas, nos liens économiques sont très forts. J’aimerais juste que les Arméniens qui sont partis reviennent trouver du travail ici. »

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