«La Turquie, c’est un mille-feuille de guerres»

Observateur averti de la vie politique turque, il a publié en mai dernier « La nouvelle Turquie d’Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire », analyse sans concession des années AKP. Il sera ce jeudi à Bruxelles dans le cadre des débats de l’ULB organisés par Cultures d’Europe. Thème : Turquie, quels regards sur le passé ? Avec lui, Serge Avédikian, acteur et réalisateur*. La Turquie d’Erdogan a rompu avec son passé laïc pour mieux renouer avec un passé autoritaire ? En Turquie, la laïcité ne rimait pas avec la démocratie. Son passé laïc est autoritaire aussi. Mais il y a une accélération dans l’autoritarisme du régime, due au tempérament personnel d’Erdogan et à l’hégémonie du parti au pouvoir. L’AKP est islamo-conservateur et a une conception de la laïcité différente de la laïcité militante de la période précédente. Il ne conçoit pas qu’on puisse dissocier signes religieux et vie politique et sociale. Mais ce régime ne veut pas mettre en place une théocratie à la mode iranienne. Ce changement de conception de la laïcité avait fait son nid dans la société turque bien avant l’arrivée de l’AKP au pouvoir. A quand cela remonte-t-il ? Bien entendu. La laïcité du régime kémaliste, rigidifiée par les différents coups d’Etat militaires qui ont suivi, n’a pas porté l’avènement d’une vraie démocratie. Les mouvements islamistes conservateurs turcs ont toujours utilisé cet argument pour à la fois critiquer les pratiques de la laïcité et se draper de discours de démocrates. Mais en fait, ces musulmans conservateurs sont des démocrates pour eux-mêmes, pour demander le respect de leurs libertés, pas par principe, pas pour les autres. Comment expliquer la dérive autoritaire d’Erdogan ? [scald=265680:sdl_editor_representation]Recep Tayyip Erdogan est issu du courant militant de l’islam politique des années 80. Quand il a été élu maire d’Istanbul en 1994, il tenait des propos ambivalents. Il disait “La démocratie est un tramway duquel on descend à l’arrêt qu’on veut”, etc. Mais la force de la démocratie, normalement, est de parvenir à incorporer dans le système les gens qui lui sont hostiles aussi. Ce fut un peu le cas, d’ailleurs. Mais deux facteurs ont joué. Un : l’AKP utilise les mêmes procédés autoritaires que le régime précédent. Ils sont au pouvoir sans partage depuis près de 14 ans. Ils contrôlent l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Mais aussi la police et une grande partie des médias. Et comme le disait Lord Acton, si le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument. C’est le cas en Turquie. Nous n’avons pas de remparts institutionnels susceptibles de faire barrage à la concentration de pouvoirs dans les mains d’un seul homme ou presque. Vous dépeignez la société turque comme étant divisée entre « culpabilités refoulées et désir de libération ». Quelles culpabilités ? La Turquie n’a jamais regardé avec honnêteté son passé et ses pages sanglantes qui ont marqué le 20e siècle depuis la fin de l’empire ottoman : le génocide arménien, les politiques d’épuration ethnique, la volonté de créer une société ethno-religieusement homogène, les pogroms contre les Kurdes et les Alévis, les répressions massives contre les organisations de gauche après les coups d’Etat, etc. C’est une société qui a peur d’elle-même. Tout le monde a peur d’une autre partie de la société : les Kurdes ont peur des Turcs, les Alévis ont peur des sunnites, les femmes ont peur des hommes parce que nombre d’entre elles sont assassinées, les modernistes ont peur des musulmans. C’est un mille-feuille de guerres. On ne lave pas le passé. Tout est mis sous le tapis et tout le monde sait que sous ce tapis, il y a énormément de choses désagréables. Qui parfois ressurgissent sous forme de pogroms, d’assassinats, de discours et de pratiques de haine. Ces crispations expliquent-elles en partie la position ambivalente de la Turquie dans le jeu géopolitique ? C’est le cas. Mais les responsabilités sont partagées. L’accélération de la dérive autoritaire d’Erdogan et la volonté de s’afficher comme le chef de file des musulmans de la région incombe aussi aux responsables de l’Union européenne, qui ont fermé la porte à l’adhésion de la Turquie en 2007-2008 alors que la dynamique d’adhésion avait joué pleinement au début des années 2000 dans la transformation démocratique du pays. Ensuite, il est vrai qu’une partie des conservateurs, dont Erdogan, est aussi animée d’une volonté de vengeance historique contre les laïcs modernistes. Ils veulent redéfinir une civilisation plus conforme aux traditions à dominante musulmane. Quitte à soutenir Daesh ? Je n’irais pas jusque là. Daesh est plutôt une erreur de parcours. Quelque chose qui échappe à leur contrôle. Leur allié n’est pas Daesh, mais les Frères musulmans. Erdogan avait d’ailleurs, lors des printemps arabes et tandis que la porte de l’UE se refermait, la volonté de s’afficher comme le grand frère de tous ces régimes qui allaient surgir autour des Frères musulmans. La Turquie est accusée de jouer un double voire triple jeu. Que cherche-t-elle en définitive ? Là, elle ne cherche plus rien. Elle cherche à se défendre, c’est tout. La seule obsession qui meut la politique étrangère turque, c’est la peur de la formation d’un Kurdistan en Syrie. En Irak c’est déjà fait. Si cela arrive en Syrie, la Turquie aura plus de 1000 kilomètres de frontières avec des entités politiques kurdes. Cette crainte est compréhensible, quand on sait que la plus grande communauté kurde du monde vit en Turquie. Ce morcellement redouté, c’est la peur ancestrale de la raison d’Etat turque. Le Premier ministre turc a récemment affirmé que son pays et l’UE avaient un « destin commun ». La Turquie veut-elle réellement d’une adhésion ? Ce qui se passe au Moyen-Orient a échaudé la Turquie sur ses ambitions de le régenter. Car on est parti pour une très longue période de chaos. Et historiquement, la Turquie ne peut pas s’allier avec la Russie. Et les tensions récentes avec la Russie sont très graves. Elles constituent un facteur d’instabilité énorme. Les sanctions annoncées par Moscou vont laisser des traces sur l’économie turque. Reste donc l’ancrage occidental, qui peut constituer un gage de stabilité pour la Turquie. Je ne pense pas que l’AKP soit très attiré par la civilisation européenne. Mais ils font d’une nécessité une raison. La moitié Les Européens aussi le voient comme un mariage de raison, pour parquer les 2 millions de réfugiés. Mais je pense que les Européens traitent désormais la Turquie non pas comme un vrai candidat, mais plutôt dans l’idée de la garder dans une zone grise, dans le cadre d’une politique de bon voisinage. Plus d’infos : www.debatsulb.be

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