Le sport qui enflamme les roulettes des filles

Janvier 2010. Bliss, premier film de Drew Barrymore en tant que réalisatrice, sort sur les écrans. L’histoire, aux codes de romance teenager, avec une jeune fille à lunettes contrainte par sa mère aux concours de beauté, et découvrant en douce le monde du roller derby, n’aura qu’un discret succès. Mais une conséquence inattendue : la renaissance actuelle de ce sport à roulettes, auprès des filles de chez nous et son statut désormais de « sport trendy ». [scald=271481:sdl_editor_representation] Aline Decat, jeune artiste de 34 ans, est de ces filles. Ancienne patineuse sur glace, elle n’a à l’époque plus l’âge des compétitions, et cherche « un peu d’action ». Ça tombe bien, le roller derby, ça patine sur roulettes et c’est plutôt musclé. Le sport lui plaît d’emblée. « Tomber, se relever, retomber. Ça a un côté chouette, en fait. Et puis, ça permet de faire le vide. » Le coup de cœur est tel qu’elle fonde, à Charleroi où elle vit, une ligue de roller derby, les Blackland Rockin’ Rollers. En parallèle, s’en créent d’autres, à Liège, Tournai ou Bruxelles. Et si pour Aline, le coup de cœur a d’abord été physique, elle concède qu’il y a « 20.000 raisons d’aimer ce sport ». Du marathon au féminisme C’est que, quasi centenaire, le roller derby est nourri d’influences multiples. Né dans les années 30, aux States, durant la Grande Dépression, dans la mouvance des concours en tout genre, il est d’abord simple marathon sur roller. Mais ce qui plaît au public, ce sont les chutes. Flairant le succès, Leo Seltzer, son « inventeur », autorise les coups. Le roller derby est né, il est mixte et connaît le succès jusque dans les années 60, avec des tournois aux quatre coins des Etats-Unis. Puis, crise pétrolière – les déplacements coûtent cher – et évolution des mœurs obligent, il s’essouffle dans les seventies pour disparaître dans les eighties. Mais il renaît, sous sa forme actuelle, teintée de féminisme D.I.Y. et de spectaculaire punk, tutu et bas résille compris, dans les années 2000. Communautaire, engagé, musclé Si les joueuses aujourd’hui ne se déclarent plus systématiquement féministes, il plane néanmoins sur le sport un esprit fédérateur évoquant le mouvement, dans lequel elles sont nombreuses à se retrouver. « Les femmes qui le pratiquaient à l’époque voulaient montrer qu’on n’a besoin de personne pour exister, qu’on peut s’autogérer », explique Leslie Ntambwe, alias Blackout B, membre des Pixies, ligue bruxelloise. Aujourd’hui, cet esprit communautaire perdure. Une ligue, c’est plusieurs comités, aux attributions diverses ; on fait tout nous-même ». Et ce, du coaching à l’organisation des à-côtés qui scellent l’esprit d’équipe, en passant par la recherche de lieux d’entraînement. Le monde du derby est une grande famille. « On sait que, lors de déplacements à l’étranger, on sera bien accueillie par d’autres joueuses », explique Leslie. [scald=271489:sdl_editor_representation] Autre argument de poids : le roller derby est un sport… qui ne l’est pas vraiment. Les entraînements – trois fois par semaine – sont exigeants : un quart d’heure de travail sans patins, le reste à roulettes. En dehors, on travaille son corps, à force de musculation. Une discipline personnelle, un mode de vie essentiel ; il s’agit d’entretenir le « gainage » pour résister, lors des matchs, aux assauts musclés des « jameuses » de l’équipe adverse. Cet aspect physique vise un objectif plus large : muscler la cohésion du groupe. Un milieu où tout le monde est bienvenu Autre caractéristique, essentielle et fédératrice, du roller derby : la tolérance du milieu. « C’est un sport qui donne sa chance à tous, même aux moins sportifs, assure Sylvie Linotte, ancienne pratiquante – deux chutes, hors track, l’ont contrainte à l’arrêt. Personne ne vous juge si vous êtes ronde… Du coup, on se prend au jeu, on veut s’améliorer. On en arrive même à aller courir pour améliorer sa condition physique. » Petite, grande, grosse ou filiforme, hétéro ou homo (le milieu est ouvertement gay friendly), tout le monde est bienvenu. Dernier argument fédérateur : l’aspect cérébral de la pratique. Edité par la très officielle WTFDA (Women’s Flat Track Derby Association), son règlement complexe tient en 80 pages. Lors des passages de niveau des joueuses, on teste autant la pratique physique que les connaissances tactiques. Ce qui a tout de suite plu à David Quinaux, porte-parole de la police de Charleroi, entré dans ce milieu par l’arbitrage. A l’époque, c’était la seule façon pour les hommes, de se frotter à cette pratique féminine. Au fur et à mesure, cependant, certains sont passés au jeu, des équipes uniquement masculines ont vu le jour, les entraînements devenant parfois mixtes. Un changement qui a modifié les codes de jeu, selon David. « C’est un sport en constante évolution. Le roller derby de 2011 n’est pas le roller derby de 2015. Il est davantage stratégique. » [scald=271493:sdl_editor_representation] Sur la vague du sport identitaire Pour Philippe Godin, psychologue du sport à l’UCL, on assiste à « un double phénomène de récupération. Le premier, quand les femmes, dans un mouvement féministe, se sont approprié un sport aux codes masculins de lutte et de vitesse. Le second, quand les hommes s’en sont mêlés, y impulsant des règles plus cérébrales, sur base de leurs prérequis sportifs, rugby, handball, foot et consort. » Et le psychologue de souligner encore que le succès du roller derby s’expliquerait par la tendance actuelle à une pratique identitaire, différente, d’un sport. Une façon selon lui d’encore plus s’individualiser dans une société déjà largement individualiste. Sauf que, quand ce mouvement se produit en créant un groupe, solidaire et ouvert, on se permet de penser qu’il y a pire.

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