Sheffield, Derby, Nottingham: les géants qui sommeillent

Le Coach and Horses Ground, situé à côté d’un pub qui lui a donné son nom, sonne comme un relais de diligence. Une simple tribune, un talus, rien ne prédispose ce stade à accueillir davantage qu’un club de corporation. C’est d’ailleurs un match de 8e division anglaise qui se joue ce samedi-là dans la petite ville de Dronfield, à une quinzaine de kilomètres de Sheffield. Et pourtant, c’est ici qu’a trouvé refuge « le plus vieux club du monde », le seul avec le Real Madrid à avoir reçu la médaille d’honneur de la Fifa ! C’est dans l’indifférence quasiment générale que le Sheffield FC, fondé en 1857, et par ce fait le premier club de football au monde, dispute aujourd’hui ses rencontres. Ce samedi-là, alors que la sono crache les morceaux de Pulp et Arctic Monkeys, deux groupes de Sheffield, ils n’étaient que 126 spectateurs à assister au partage face à Bedworth United (1-1). Pourtant, ce titre de premier club au monde est une fierté et sert de carte de visite. Le président Richard Tims compte bien capitaliser là-dessus pour redresser son club, lui qui vient d’une visite à l’Antwerp et au First Vienna pour les convaincre de monter un cercle des plus vieux clubs de chaque pays. Le Sheffield FC n’est pourtant pas, à proprement parler, un géant en déshérence. Le club n’a comme lettres de noblesse que le fait d’avoir fondé le premier club de foot, n’ayant jamais connu un destin hors du commun après avoir toujours refusé la voie du professionnalisme. Néanmoins, les choses pourraient changer. « 800.000 touristes voyagent à travers l’Angleterre pour le foot. Je pense que la plupart aimerait voir le berceau de ce sport, s’enthousiasme Tims. Nous n’avons pas la prétention d’avoir inventé le football mais nous l’avons influencé et façonné. Nous avons été le premier club de foot indépendant, qui n’était pas affilié à une école ou une université. En 1999, je suis venu voir un match et nous jouions devant un homme et son chien. J’ai trouvé que c’était une honte que le club souffre autant, évoluant dans un stade qui n’était pas le sien devant un public qui ne s’en intéressait pas. » Pendant 144 ans, le Sheffield FC a vogué de stade en stade, se fixant pour la première fois de son histoire en 2001. Aujourd’hui, le président aimerait pouvoir retourner dans le centre de Sheffield, à Olive Grove, où le club a été fondé. Pour y arriver, il doit récolter des fonds et créer une légère hype. Le chemin est encore long mais Tims ne désespère pas. « Aujourd’hui, nous vendons plus de produits estampillés Sheffield FC en Italie qu’ici. Pour les locaux, nous sommes juste des amateurs mais le monde entier nous voit comme le premier club de foot du monde et montre donc de la curiosité. » Tims n’est pas le seul à vouloir remettre Sheffield sur la carte du football. Cette année, une association d’historiens, en collaboration avec la municipalité, a créé une application et des visites guidées dans les lieux emblématiques du football local. On passe par Olive Grove, le Coach and Horses Ground, mais aussi Sandygate Road, le terrain qui accueille le Hallam FC, qui, lui, se targue d’être le plus vieux terrain de foot du monde, et bien sûr les deux mastodontes de la ville : Sheffield United et Sheffield Wednesday. Car la « Steel City » (la ville de l’acier) comme le clament les panneaux à son entrée, respire le football comme peu d’autres cités. Outre le fait de posséder avec Sheffield FC le plus vieux club, elle a inventé les règles modernes du foot (longtemps appelées les « Sheffield Rules ») lors du premier match opposant Sheffield FC et le Hallam FC. Sans compter la rivalité ancestrale qui oppose Blades (Sheffield United) et Owls (Sheffield Wednesday). A priori sans charme, Sheffield, une ville située dans une cuvette, au sud du Yorkshire, et connue pendant tout le 20e siècle comme une grande cité industrielle (c’est ici que furent inventés l’acier en creuset et l’acier inoxydable), se divise donc en deux camps chaque week-end. « Sheffield a eu du mal à se relever du déclin industriel, explique John Williams, professeur en sociologie à l’université de Leicester. Tout tournait autour de l’acier. Là où Manchester, Birmingham ou Liverpool se sont ouverts à d’autres régions et au monde, Sheffield s’est renfermée sur elle-même, et surtout sur son football. A Sheffield, les stades sont remplis. Et il n’y a pas de touristes. Uniquement des locaux ! » Au Old Crown, un pub familial situé en périphérie, on nous avait prévenus. « Samedi, il n’y aura pas de breakfast ». Pour une raison simple et qui leur semblait évidente : à 7h30 du matin défilaient les supporters d’United, les cars partant du pub pour le match face à Birmingham City. La devise du club ne dit-elle pas « forged in steel » (forgé dans l’acier)… De l’autre côté de la ville, Hillsborough, stade légendaire, dont la stèle garnie de photos et de fleurs rappelle la tragédie de 1989 durant laquelle 96 supporters de Liverpool perdirent la vie lors d’un match de Cup entre les Reds et Nottingham Forest, se prépare à un match de fin de saison entre Wednesday et Reading. Malgré une rencontre sans enjeu, après une saison mitigée, 24.000 personnes s’étaient déplacées pour venir soutenir leurs couleurs. « Difficile à dire si l’ambiance est meilleure ici qu’à Bramall Lane (NDLR : le stade du rival, Sheffield United), nous explique un supporter. Disons que cette année, comme United venait de monter et s’est battu pour une place en playoffs, ils ont sans doute plus chanté que nous », reconnaît-il. Car, les deux clubs ont beau appartenir, l’un à un Thaïlandais, l’autre en partie à un Saoudien, ils n’en attendent pas moins des jours meilleurs. Leeds, toute une communauté derrière La chaleur des gens et la passion pour le football qu’ils communiquent nous font regretter de quitter Sheffield. Mais le Yorkshire s’est fait une spécialité des clubs en déshérence. Des géants de papier qui, une fois la fête terminée, végètent dans les divisions inférieures. C’est le cas de la capitale du district. Leeds, cinq lettres qui rappellent des souvenirs aux nostalgiques. L’équipe de Don Revie, autour de Billy Bremner (deux titres en 1969 et 1974). Celle d’Atkinson, champion en 1992 avec Eric Cantona et Gordon Strachan. Ou celle de Rio Ferdinand, Harry Kewell et Alan Smith qui atteignit la demi-finale de la Ligue des champions en 2001. Un maillot blanc. La pub Strongbow dessus. Et puis il y a ce stade : Ellan Road. Ici, les fidèles y viennent tous les jours. Même le matin d’un dimanche, lendemain de match. Certains portent des fleurs pour les statues des idoles, d’autres font un tour au megastore. A chaque match à domicile, 30.000 personnes convergent vers Ellan Road, la deuxième meilleure affluence de Championship derrière Aston Villa. « Si Leeds a autant de succès, c’est parce qu’il est le seul club de la ville, chose assez rare pour une grande cité en Angleterre », explique David Peace, écrivain, auteur de polars et d’un magnifique bouquin « 44 jours », retraçant le mandat de Brian Clough à la tête du club – le seul échec de sa carrière de manager. « Les autres clubs de la région, Huddersfield et Bradford, ne lui ont jamais fait d’ombre. Ici, tout le monde soutient Leeds United ! » Et il faut bien toute une ville pour faire bloc derrière son champion, tant sa cote fut longtemps au plus bas. « Leeds United a longtemps été le club le plus détesté d’Angleterre à cause du jeu cynique et violent pratiqué durant la période Don Revie, la plus prolifique, mais aussi à cause des hooligans, sans doute parmi les plus violents du pays », ajoute Peace. Ultime paradoxe : le club sera désormais entraîné par un des chantres du beau football, Marcelo Bielsa, de quoi redorer l’image d’un club, qui depuis sa descente aux enfers (dettes et faillite en 2007) navigue entre résultats décevants et propriétaires sulfureux, le dernier en date se nommant Andrea Radrizzani, vice-président de MP&Silva et fondateur d’Eleven Sports. Nottingham-Derby County, l’autoroute Brian Clough Leeds n’est pourtant pas une exception. La Championship, le 3e championnat le plus fréquenté au monde, est un cimetière des éléphants. Aston Villa (7 titres de champion), Sunderland (6 titres), Preston North End (premier champion d’Angleterre en 1889) ou Ipwich Town (Coupe UEFA en 1982). A 65 kilomètres au sud de Sheffield, se niche une autre rivalité typiquement anglaise, doublée d’une autre légende en mal de visibilité. Nottingham, petite ville des Midlands de 308.000 habitants, longtemps connue pour son château et son shérif, avant que n’arrive Brian Clough à la tête de Nottingham Forest. Buveur, roublard, bateleur, avec le sens de la formule et des punchlines. Un José Mourinho avant l’heure. Toujours accompagné de son acolyte, Peter Taylor, l’homme qui avait le nez fin en matière de recrutement mais qui laissait la tactique et la motivation à Clough. Fin des années 70, il réussit ce que personne n’avait osé imaginer : prendre un club de D2, le faire monter directement, le conduire au titre de champion d’Angleterre en tant que promu, et gagner deux fois d’affilée la Coupe des champions dans la foulée. Depuis lors, Forest vit de souvenirs. « Ici, tout relie à Clough et à cette épopée que jamais plus le club ne risque de revivre, explique Peter Lansley, journaliste au Times. La ville est trop petite pour se rêver un destin similaire. Certes, la ferveur populaire pourrait, un beau jour, le ramener en Premier League, mais ce sera compliqué d’y jouer de nouveau les premiers rôles. Nottingham se résume à une parenthèse enchantée qui a un nom : Brian Clough. » Mais la nostalgie est coriace, à tel point que le stade, qui a fière allure et se déploie dans un cadre bucolique au bord de la rivière Trent et de son club d’aviron, ne désemplit pas. 24.700 supporters de moyenne alors que la saison s’est étirée dans l’anonymat le plus total. Mais Nottingham n’est pas le seul club à vivre dans l’ombre de Clough. Car le bonhomme n’en était pas à son coup d’essai lorsqu’il rallia Nottingham en 1975. Il avait déjà sévi à 24 kilomètres plus à l’ouest, à Derby, en prenant ce club en D2 pour le conduire au titre de champion d’Angleterre en 1972, en à peine quatre ans. Depuis lors l’autoroute reliant les deux villes se nomme la « Brian Clough Way », la seule autoroute au monde à porter le nom d’un entraîneur de foot ! Depuis lors, les deux villes se regardent en chien de faïence. « Derby est née grâce à Clough qui lui a offert son premier trophée en 88 ans d’existence mais elle a su tourner la page Clough plus vite que Nottingham Forest. On a aujourd’hui affaire à un club plus moderne, plus dynamique, moins nostalgique. Le fait que le club ait confié sa destinée à un entraîneur nouveau dans la corporation mais connu, à savoir Frank Lampard, est un signe d’innovation », explique Garry James, historien. Peu connu sous nos latitudes, Derby County, qui a échoué de justesse dans les playoffs, a un vrai noyau de fidèles (28.000 spectateurs de moyenne) et sans doute l’un des plus beaux stades de Championship (Pride Park). Pendant que Derby prend son destin en main, Nottingham se limite à toiser son voisin de Notts County, situé de l’autre côté de la rivière. Entre les deux stades, il n’y a que 0,26 mile, la plus petite distance en Angleterre entre deux enceintes ! Les Magpies (eux aussi jouent en noir et blanc – couleur qu’ils ont d’ailleurs transmis à la Juventus) jouent en effet en League Two (4e division) et se contentent du titre de plus vieux club professionnel (la nuance est là) anglais. La légende est en effet partout… même si elle se hiérarchise. Ici, comme ailleurs, il y a en effet toujours plus petit que soi.

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