Léa Salamé au «Soir»: «Ma rage? Elle vient de mes liens au Liban, pays en guerre»

Comment atteint-on une position de premier plan dans le monde, en partant de « nulle part ». C’est ce que nous demandons depuis l’été 2002 à des personnalités de tous horizons, qui nous racontent leurs racines élémentaires, soit les lieux, les gens, les moments qui ont fait ce qu’ils sont aujourd’hui. Notre premier invité des « Racines élémentaires 2018 » est Léa Salamé, journaliste politique sur France Inter et France 2, présentatrice de l’émission culturelle « Stupéfiant », considérée comme l’une des intervieweuses de France. Elle nous confie une part d’une intimité jalousement gardée. [scald=22242691:sdl_editor_representation] Je ne serais pas devenue ce que je suis si… Si je n’étais pas née dans un pays en guerre, le Liban. J’ai toujours vu chez les grands journalistes une faille qui vous donne envie de vous battre dans un métier que beaucoup de gens veulent faire mais où il y a peu d’élus. Je dis souvent aux stagiaires : « Avez-vous la rage ? Si non, ne choisissez pas ce métier car il est très difficile, il demande énormément de travail, de sacrifier des jours et des nuits. Il est très concurrentiel, on n’y devient pas riche, et il peut être extrêmement éphémère et fastidieux. » Je me suis souvent demandé d’où venait cette rage chez moi. Si j’étais née en France d’un père de la Creuse et d’une mère bretonne, je ne suis pas sûre que j’aurais fait ça comme ça. Je crois qu’il fallait que je naisse dans ce pays-là, en guerre. Vous y avez vécu peu de temps pourtant ? Jusqu’à l’âge de 5 ans. Je suis née à Beyrouth dans un des quartiers du centre-ville le plus bombardé. Nous dormions, ma sœur et moi, trois ou quatre nuits par semaine dans la baignoire, car la salle de bain était la seule pièce sans vitres où on ne risquait pas d’exploser. Je suis née d’ailleurs durant une nuit de bombardements intenses. Mon père n’a pas pu traverser la ligne de démarcation et ma mère a dû monter les quatre étages de la clinique à pied, dans le noir, en perdant les eaux, car il n’y avait plus d’électricité. J’ai quitté le Liban cinq ans plus tard dans les circonstances qui sont celles de tous les Libanais : une fuite temporaire avec l’objectif de revenir au pays quand la guerre sera calmée. Et donc, si je n’étais pas née ce jour-là comme ça et si à cinq ans, je n’avais pas quitté mon pays pour aller en France, je ne crois pas que je serais arrivée là où je suis. Même si depuis mes 12 ans, je voulais être journaliste. J’avais cela chevillé au corps. Après la fuite en France, pendant un, deux ou trois ans, nous avons multiplié les allers-retours. Dès qu’il y avait une accalmie, on rentrait, puis cela reprenait de plus belle et on repartait. Nos parents nous avaient alors inscrites à l’école en France et au Liban à chaque rentrée. On faisait quelques mois d’un côté, puis de l’autre. La France nous a magnifiquement accueillis. Mes parents racontent que la directrice de l’école disait « Elle aura toujours sa place avec sa sœur, on l’accueillera ». Notre situation était celle d’exilés mais ce serait grotesque et obscène de se comparer à la souffrance actuelle des migrants. Mes parents avaient plus de moyens. Mon père a été aidé par des collègues en France pour trouver un poste. En quoi cette « faille » vous conduit-elle au journalisme ? J’aimais l’idée d’être là où cela bouge, où cela se passe. Quand j’ai eu 21-22 ans, je me suis retrouvée à New York pour un échange entre Sciences Po Paris et NYU. On était en 2011. J’habitais à trois blocs du World Trade Center. Le 11 septembre, je faisais partie de ceux qui ont été projetés par terre, et que vous avez vus à la télévision, courant, couverts de poussière blanche, bras et genoux en sang. Je ne savais pas que la première tour s’était effondrée, je croyais qu’on nous tirait dessus. Je suis montée vers le nord de Manhattan, échappant à la mort inévitable pour ceux qui descendaient vers les tours. Ce que je veux vous dire c’est que bien des années plus tard, j’ai réalisé qu’à mes parents qui m’avaient dit « Prends un avion, reviens en Europe », j’ai répondu cette phrase qui, à mon sens, était une prémisse de ma carrière de journaliste : « Non, je reste. On vit un événement mondial, je suis dedans. » J’avais le sentiment que je vivais l’histoire. L’autre matrice qui m’a poussée vers ce métier, est plus psychologisante mais je ne l’ai pas analysée : je préfère poser les questions que d’y répondre. A 6-7 ans, j’organisais des spectacles avec ma sœur et mes cousins, pour les parents – les pauvres. J’étais beaucoup dans la démonstration, dans l’oralité. Et il y a des photos où on me voit jouer à la journaliste. Avec cette interview, je contreviens à ma réticence à répondre aux questions, surtout intimes. Même dans ma vie sociale, je me mets en mode « questions »: les gens adorent parler d’eux et en réalité c’est un vrai confort, purement égoïste qui me permet de ne pas parler de moi, d’être dans la maîtrise, peut-être de moins donner également. Et j’ai cette chance, dans mes trois jobs, de ne faire que poser des questions. J’adore ! Un journaliste en particulier vous a inspirée ? J’ai fait une rencontre décisive au Liban, avec une des très grandes plumes du pays : Samir Kassir – l’équivalent de Frans Olivier Giezbert en France. J’ai 21-22 ans. Je termine sciences Po, je suis dans cet entre-deux horrible entre la fin des études et le début de la carrière, et je rejoins mon père au Liban. Il est ministre de la Culture et organise le sommet de la francophonie. Je travaille comme stagiaire à la confection du journal de la francophonie sous la houlette de Samir Kassir. Il était beau – un des plus beaux hommes que j’aie vu de ma vie. C’était un homme assez impressionnant physiquement, un peu mythique, mélange de Kessel et de Lawrence d’Arabie. Un charisme, une beauté, une voix, une intelligence, des yeux qui brillaient, je me disais : « Soit je veux me marier avec un homme comme ça, soit je veux être journaliste comme lui. » Samir Kassir a été assassiné il y a quelques années au Liban en sortant de chez lui. Votre milieu familial au Liban relève du conte oriental ? C’est très oriental et très compliqué comme l’Orient est compliqué. Sartre disait : « L’enfance décide ». C’est très vrai, cela marche pour toutes les personnalités que j’ai rencontrées. Pour moi, l’enfance a décidé que je venais d’une famille assez foutraque entre un père issu d’une famille très pauvre venue de la montagne libanaise. Son père était instituteur et sa mère chef lingère dans un grand hôtel. Comme il était extrêmement doué, ses parents se sont saignés pour lui payer de bonnes écoles. Il a fini premier au bac, a eu une bourse et a pu étudier à l’étranger. Un vrai self-made-man. Je ne serais pas devenue ce que je suis sans mon père, évidement. C’est banal, mais c’est très vrai. Certains n’arrivent jamais à le dire ou le reconnaissent très tard ? Moi je l’ai toujours dit, presque trop. J’avais une admiration énorme pour lui. J’avais besoin qu’il soit fier de moi, je ne sais pas pourquoi. J’ai attendu ma trentaine pour arrêter d’avoir besoin de son approbation. C’était excessif. Cela s’est rompu au moment où j’ai eu la proposition de Laurent Ruquier pour « On n’est pas couché ». Mon père ne comprenait pas, pour lui ce n’était pas sérieux, il voulait que je sois journaliste au « Monde » ou au « New Yorker » et pas dans une émission d’entertainement, très populaire. Il m’a dit « Tu ne vas quand même pas accepter ? ». Et je lui ai répondu : « Bien sûr que si ». Pour la première fois, je pensais contre lui. Ensuite, il a très bien compris ce choix. [scald=22242689:sdl_editor_representation] Et votre mère ? Je suis arméno-syrienne du côté ma mère qui est née à Alep. Sa famille, les Boghossian, a fui le génocide. Mon arrière-grand-père est arrivé seul à Alep, après que sa famille ait été massacrée par les Turcs en 1912. Je suis le produit de tous ces exils, de ce génocide, de la guerre du Liban, de ce mélange entre ces deux familles. Mes parents se sont rencontrés en France, quand ils étaient étudiants. Ma mère, alors plutôt gauchiste, est en rébellion contre sa famille bourgeoise, plus aisée que celle de mon père qui était, lui, très à gauche et très pro palestinien. Je suis le produit de cela également. Si je vous dis « ma nationalité, ma patrie » ? Ah ! c’est compliqué ça. Longtemps, ces identités successives ont été problématiques pour moi. Je ne comprenais pourquoi je n’avais pas un père de la Creuse et une mère bretonne, je n’étais pas blonde et je ne m’appelais pas Justine : cela aurait été plus simple. C’est un de mes oncles, Albert Boghossian, qui m’a donné la clé. J’avais 15 ou 16 ans et j’étais en train de lui dire « Mais on est quoi ? Moi, je me sens Française mais je ne le suis pas complètement, je suis Libanaise, mais pas complètement, arménienne mais pas tout à fait, on est arabe mais en même temps on est chrétien et c’est bizarre ? » Il a eu cette image : « Arrête de penser que ce sont des identités contraires : tu es le produit d’un millefeuille, tu as des feuilles et toutes ces feuilles qui s’agrègent font un bon gâteau. » Cela m’a beaucoup aidée. Je n’aurais pas évidemment été ce que je suis si je n’avais pas eu toutes ces origines-là qui m’ont donné une diversité, une richesse. La télévision, a besoin de personnages dont on retient le visage. C’est paradoxal mais elle veut à la fois formater les gens mais quand ils sont trop formatés, ils n’impriment pas. Quand j’ai commencé sur la chaîne Public Sénat ou sur France 24, j’avais l’impression qu’il fallait être une petite blonde avec des petits traits. Mais en réalité pas du tout. J’ai appris en vieillissant que mon physique, mon orientalité, à la fois très présente et pas totalement estampillée – « Tu es arabe, argentine ou espagnole ? » j’entends cela tout le temps – m’ont aidée. Comment transmettre cela ? Il est évident que je veux transmettre cela à mon fils, mais sans tout le fardeau. Parfois je dis à mon compagnon : « Gabriel a tellement de chances, il vit dans des conditions de rêve avec des parents qui l’aiment. Tu t’imagines qu’à son âge, je dormais dans la baignoire sous les bombes et que j’ai dû quitter mon pays ? Mais si on lui donne trop de confort il va devenir con. Il faut qu’il souffre un peu. » J’ai le sentiment un peu stupide que, quand il n’y a pas de souffrance, il n’y a pas d’histoire. J’ai toujours peur que le trop-plein de bonheur. Qu’un environnement trop ouaté et cotonneux rendent fade. Je l’ai vu avec des amis d’enfance : les bienheureux ne sont pas forcément les plus heureux plus tard. Ce ne sont pas ceux qui réussissent ? J’ai beaucoup parlé de réussite, d’ambition : j’incarnais et j’assumais cela. En grandissant, peut-être en ayant tout obtenu, les choses se sont adoucies : la réussite, je ne sais plus trop ce que ça veut dire. La maternité, vous l’avez affichée en pleine campagne présidentielle en prime time ? C’était compliqué pour moi. Je suis tombée enceinte au moment où il ne fallait pas, l’année de la présidentielle. Mais comment était-ce possible ? Je réalisais à 37 ans le rêve de mes 12 ans en présentant une émission en première ligne pour une élection présidentielle française, le pays où je n’étais pas née. La vie avait ainsi fait les choses que le matin, sur France Inter, j’étais dans la première matinale de France, et sur France 2 dans l’Émission politique avec David Pujadas, je réalisais mon rêve absolu et je tombe enceinte cet été-là ! J’ai eu un choc. Mais il a fallu tout faire : se lever à 5 heures du matin pour assurer le matin, faire l’émission politique tous les 15 jours et lancer « Stupéfiant ! ». J’avais trois jobs et j’étais grosse comme ça – je suis orientale. Mais c’est ainsi que les choses sont venues, un jour je l’analyserai. Le bon côté des choses, ce fut le nombre incroyable de témoignages de femmes qui m’arrêtaient dans la rue pour me dire « Je veux que ma fille soit comme vous, qu’elle ait cette liberté-là ». Je ne l’ai vraiment pas cherché, croyez-moi, et quand je découvre que je suis enceinte c’est une catastrophe. J’ai besoin de temps pour comprendre cette année-là. Tout à l’heure dans l’exposition « Melancholia », j’ai photographié cette phrase d’August Strindberg : « Arrivé à moitié chemin de ma vie, je m’assis pour me reposer et réfléchir. Tout ce que j’avais audacieusement désiré et rêvé, je l’avais eu. Abreuvé de honte et d’honneur, de jouissance et de souffrance, je me demandais “et après ?” Tout se répétait avec une monotonie désespérante, tout se ressemblait, tout revenait ». Moi, cette année-là, j’ai eu tout ce dont je rêvais : professionnellement et personnellement. J’ai dit merci la vie. Mais la question c’est « Et après ? ». Et c’est extrêmement déstabilisant. Je devrais ouvrir la boîte mais aujourd’hui ce n’est pas le moment pour moi, elle est fermée. Un ami m’a dit un jour « La vie invente ». Elle l’a beaucoup fait pour moi. Et cela a toujours été surprenant.

Votre compte

Léa Salamé au «Soir»: «Ma rage? Elle vient de mes liens au Liban, pays en guerre»

Découvrez la suite, 1€ pour 1 mois (sans engagement)

Avec cette offre, profitez de :

Le fil info

0 Commentaire

Aussi en Les racines élémentaires

Grand format Les Racines élémentaires de Berlinde De Bruyckere: «Devenir artiste s’est imposé à moi depuis mon enfance. Dessiner, c’est ma langue»

Grand format Les Racines élémentaires d’Hanna Schygulla: «J’étais la fille de réfugiés, qui jouait dans les ruines avec de petits Bavarois»

Grand format Les Racines élémentaires d’Arne Quinze: «J’ai vécu dans la rue, je n’ai donc vraiment pas peur d’échouer»

Grand format Les Racines élémentaires de France Brel: «Gémir n’est pas de mise. Ça, c’est ma vie!»

Grand format Les Racines élémentaires de David Hockney: «J’ai toujours su que je devais quitter Bradford»

Allez au-delà de l'actualité

À la Une

Guerre en Ukraine: plusieurs explosions à Kiev, l’évacuation des résidents en cours

Variole du singe: une flambée de cas très inquiétante, selon l’OMS

Paiement électronique obligatoire dès le 1er juillet: qu’est-ce qui attend les clients?

Canada: découverte d’un bébé mammouth momifié, «l’un des plus incroyables découverts au monde» (photo)

Sammy Mahdi (CD&V), le Barack Obama du Aldi, tient sa revanche

Vignette Crit’air: ce que les Belges doivent savoir avant de se rendre en France

Dépliants toutes boîtes : un vrai service à la clientèle

Le contrôle technique d’Eupen se modernise et veut augmenter ses effectifs

Près d'un Belge sur deux veut travailler dans une PME

Les sections du site

Les services

Groupe Rossel