L’imbroglio des cours philosophiques (2)

Le moins que l’on puisse dire, c’est que depuis l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 mars qui rend facultative la fréquentation des cours dits philosophiques à l’école publique, l’imbroglio n’a cessé de prendre de l’ampleur. Dans son arrêt, la Cour constatait que le cours de morale non confessionnelle pouvait prendre un caractère engagé et ne possédait dès lors pas la neutralité requise pour en faire une alternative valable aux différents cours de religion. Depuis lors, les professeurs de morale ont protesté contre le raisonnement de la Cour, et ont développé un argumentaire assez convaincant pour intéresser la ministre compétente, Joëlle Milquet, qui se dit ouverte à l’idée de rétablir la neutralité du cours de morale. Il est vrai qu’entre-temps, l’avant-projet de décret organisant un « encadrement pédagogique alternatif », c’est-à-dire un enseignement censé convenir à tous ceux qui ne veulent suivre ni un des cours de religion ni le cours de morale, a fait l’objet d’un avis sévère du Conseil d’Etat, ce qui impose de repenser le dispositif envisagé. Prof de morale, un « cas » particulier Sur des points essentiels, l’argumentaire des professeurs de morale revendiquant la neutralité de leur enseignement est exact. A la différence de leurs collègues de religion, qui sont choisis par leur organe chef de culte, les professeurs de morale ne sont pas désignés par une quelconque association laïque : ils sont choisis par les pouvoirs organisateurs publics, sur la seule base de leur diplôme. A la différence, toujours, des cours de religion, dont les inspecteurs sont désignés par les organes chefs de culte, les inspecteurs de morale appartiennent à la fonction publique et ne représentent pas le monde de la laïcité organisée. De même, les professeurs de morale n’ont aucun lien organique avec le monde de la laïcité, dont ils ne sont pas tenus de suivre la philosophie. Et quant à leurs convictions, on serait étonné du nombre d’enseignants de morale indifférents au combat laïque – qu’ils aient été formés à l’ULB ou ailleurs. Sur un point encore, l’argumentaire des professeurs de morale frappe juste : on commet l’erreur, dans cet imbroglio, d’accorder trop d’importance à quelques mots issus d’un décret. Des deux décrets qui organisent la neutralité de l’enseignement officiel en Communauté française, l’un évoque un cours de « morale non confessionnelle » et l’autre un cours de « morale inspirée par l’esprit de libre examen ». On conviendra que cette dernière expression ne suffit pas à prouver que le cours de morale soutient un courant philosophique déterminé, d’autant qu’elle ne concerne qu’une partie des écoles publiques (celles organisées par la Communauté française, anciennes écoles d’Etat, ou celles, parmi les écoles communales ou provinciales, qui ont choisi de s’aligner sur les précédentes). Il faut d’ailleurs noter que la Cour constitutionnelle en est consciente, puisqu’elle n’a pas conclu que le cours de morale est engagé, mais que le décret incriminé permet qu’il le soit, ce qui est très différent. [scald=11039:sdl_editor_representation] La symbolique du flambeau Suffirait-il, dès lors, de modifier ce même décret et d’y qualifier le cours de morale de « non confessionnel » pour régler la question ? Cette solution ne suffit pas, car l’équivoque prend des formes plus complexes. Le décret incriminé, en effet, n’est pas le seul à tisser un lien avec le courant de pensée laïque. Les programmes du cours de morale, aussi bien celui de 2005 pour l’enseignement primaire que celui de 2002 pour le premier degré du secondaire, comprennent plusieurs références explicites à la laïcité, et certains documents du Ministère de la Communauté française n’hésitent pas à utiliser le flambeau laïque pour symboliser le cours de morale non confessionnelle – tout ceci accréditant l’appellation de « cours de morale laïque », qui est entrée dans les mœurs. De même, on sait que certains enseignants de morale affichent des emblèmes de la laïcité dans leur classe, ou encouragent les élèves à participer à des cérémonies laïques. Si l’arrêt de la Cour constitutionnelle fait la part belle aux textes de droit (qui relèvent seuls de sa compétence), on pourrait également se fonder sur ce type de réalités pour conclure que le cours de morale est aujourd’hui assimilable, dans certains cas, à un cours de morale laïque. Jusqu’il y a peu, c’est d’ailleurs ainsi que le présentait le monde de la laïcité organisée : un cours dans lequel il se reconnaissait et sur lequel il veillait avec attention. Pour autant, tout ceci n’invalide pas l’argumentaire des professeurs de morale qui affichent haut et fort la neutralité de leur enseignement. Les éléments « laïques » que je viens d’évoquer sont en effet loin d’être généralisés, et la pratique, dans les classes, ne consiste pas à militer pour une conception philosophique déterminée. Lorsqu’ils sont affichés, les symboles laïques attestent la volonté de construire avec les élèves une réflexion reposant sur la tolérance, l’exercice de la raison et la libre discussion : c’est cela qu’incarne l’éventuel flambeau, qui pourrait être retiré, sinon sans regret, du moins sans résistance. Et rien ou presque ne changerait, dans la pratique, si les programmes étaient revus pour en enlever les références à la laïcité : l’essentiel de ces programmes subsisterait, car ils n’ont pas de caractère anticlérical. Certes, si l’on estime qu’un enseignement qui n’en appelle à aucune transcendance revient à nier Dieu, le cours de morale non confessionnelle n’est pas neutre : c’est un choix en faveur d’une recherche morale à fondement humain. Mais il est bel et bien neutre en ce sens qu’on y apprend à mener une réflexion fondée sur les principes de la démocratie et qui ne repose sur aucun dogme et n’est arrêtée par aucun dogme. Cet enseignement ne sert aucune chapelle et n’empêche aucun élève d’ajouter, à cette réflexion menée sans base religieuse, les références divines auxquelles il tient : personne n’est contraint de professer l’athéisme. Il reste que la révision des programmes demanderait que la clarté soit faite sur leur sens. Le cours de morale doit-il convenir à tous ceux qui n’appartiennent à aucun des cultes reconnus, des athées aux adeptes de cultes minoritaires – au risque de devenir incolore, inodore et insipide ? Ou peut-il continuer, non pas au nom de la laïcité mais du droit à l’instruction, à promouvoir l’autonomie du jugement – au risque de heurter parfois certaines consciences du simple fait de pratiquer la liberté de penser ?

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