Giusi Nicolini: «Des Aylan, j’en ai vu beaucoup à Lampedusa»

Madame Giusi Nicolini, comment vit Lampedusa aujourd’hui ? Lampedusa a réussi à prouver qu’on peut gérer l’urgence, même si on vit un moment où on accueille bien plus de gens qui traversent la Méditerranée qu’avant. Il a fallu du temps pour que l’Europe comprenne cela. Moi, je l’ai compris depuis longtemps. D’autres ont dû attendre le drame du 13 octobre 2013 (NDLR : une embarcation avec 500 migrants fait naufrage, faisant 366 morts). Ce dont je suis sûre, c’est que quand on ne gère pas bien l’urgence face au phénomène des réfugiés, cela alimente les peurs. Et cette gestion est évidemment un acte politique. Lampedusa démontre aujourd’hui qu’on peut accueillir, dans le respect de la dignité humaine, ces gens qui quittent tout. Et quand on dit que parmi ces gens, il y a des terroristes, je réponds que oui, c’est possible, même si c’est incroyable. Ces voyages en barque sur la mer sont organisés par la criminalité en Afrique, qui a des connexions avec la criminalité en Italie. Concrètement, que se passe-t-il aujourd’hui quand des naufragés arrivent à Lampedusa ? Une partie du port est réservée à l’accueil. A commencer par un contrôle médical. Ensuite, on organise une identification plus précise. On filme et photographie tout le monde, on donne des vêtements, de la nourriture, etc. Avec cette identification, on a pu contrôler et arrêter des passeurs, notamment un responsable du trafic condamné depuis lors à 30 ans de prison. Ensuite, il y a un hotspot organisé avec l’Europe qui sépare les réfugiés qui entrent dans les quotas européens et sont répartis dans les autres pays et les migrants, qui doivent rentrer chez eux. Et qui, dans les faits, restent en Italie… On parle moins de Lampedusa depuis quelques semaines, mais il n’y a pas moins de migrants qui arrivent chez vous. Il y en a toujours plus ! Il y a peu de temps, on a dû faire face à 5.000 arrivées en deux nuits ! La vraie solution, je le dis très souvent, c’est de régler la question de l’asile… avant qu’ils montent dans ces embarcations d’infortune. Vous êtes aujourd’hui à Bruxelles. Quel message voulez-vous donner à l’Europe ? Le message, c’est que nous ne faisons rien de mal à Lampedusa, au contraire. Ce sont nous qui sommes normaux, je pense que c’est une erreur de donner de l’argent à la Hongrie pour construire des murs. L’argent européen doit servir pour construire de la dignité à ces gens qui voudront un jour retourner chez eux reconstruire un pays. L’Europe devrait comprendre que l’accueil chez nous des réfugiés, c’est aussi un moyen de les aider chez eux. Exactement le contraire de ce que disent le Front national ou la Ligue du Nord. Vous êtes fatiguée par ce combat qui dure depuis des années ? Je combats pour que nous tous nous sentions fatigués par tout cela ! Ma plus grande crainte aujourd’hui, ce n’est pas tellement que des partis comme le Front national gagnent les élections, mais bien plus que des personnes « normales » s’habituent à l’horreur. Je suis surprise que beaucoup de gens découvrent aujourd’hui que les réfugiés retrouvés morts sur les plages peuvent avoir trois ans. C’est la réalité depuis longtemps chez nous ! Je trouve terrible d’être contraint de photographier un enfant mort sur une plage pour pousser tout le monde à se rendre compte de quel grand crime envers l’humanité l’Europe devient petit à petit complice. Des enfants comme Aylan, vous n’en avez que trop vu… J’ai souvent pensé que j’aurais pu montrer moi-même des photos comme celles d’Aylan, dès le 3 octobre 2013. En fait, dans ce naufrage-là il y avait trois très jeunes enfants. A la morgue, un portait une feuille d’identification où il était écrit : enfant de deux ou trois ans. C’était une fille, elle avait une petite robe magnifique. Peut-être si nous avions vu ces photos-là il y a deux ans, la réaction européenne aurait pu être plus rapide. A ce moment-là, les innombrables cercueils alignés me paraissaient déjà assez impressionnants et révélateurs du drame. Mais les corps d’enfants sont évidemment encore plus insupportables. Vous dites que vous craignez que les gens normaux s’habituent à l’horreur. Vous vous êtes habituée ? Non. Je crois qu’à Lampedusa, on ne peut pas s’habituer à l’horreur. C’est impossible. Impossible. Etes-vous optimiste ? Je crois que, comme toutes les horreurs que l’humanité a subies ou a commises, au fil des siècles, celle-ci disparaîtra à son tour… Il est nécessaire de se battre, de se scandaliser, de contraindre les différents pouvoirs à avoir honte de ce qui se joue pour l’instant. Il est surtout nécessaire que les gens puissent écouter les personnes de bon sens plutôt que les propagandistes qui crient des slogans sans proposer de solution. C’est nous qui sauverons les gens, qui changerons le destin des hommes, nous, c’est la base, les citoyens. Tant que la politique se voit comme pouvoir et pas comme solution, elle va dans le mur.

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