Gérard Mestrallet au «Soir»: «Quand on est attaqué ou trahi, il faut se défendre»

V ous ne seriez pas devenu ce que vous êtes si, en 1988, vous n’aviez pas croisé le chemin de la Société Générale de Belgique et de la Belgique ? Ou c’est trop fort ? Sur le plan professionnel oui : ce sont les circonstances du rachat de la Générale de Belgique qui ont fait que Suez m’a demandé de venir remplacer au pied levé en 1991 Hervé de Carmoy comme administrateur délégué de la holding belge. C’était mon premier poste opérationnel et c’était pour moi une expérience absolument unique. Etant jeune – j’avais 41 ans –, pouvoir diriger une entreprise comme la Générale dont on disait qu’elle gérait un tiers de l’économie belge ! Même si c’était un peu exagéré : le cumul des capitalisations des filiales était considérable mais parfois nous n’avions qu’une petite participation, comme chez Fortis. Mais c’était ce mode de holding, qui n’était plus adapté aux temps à venir, qu’il fallait rationnaliser. Votre premier souvenir ici, en 1988, au 30 rue Royale ? Suez, qui était également un holding actif dans la finance (Banque Indosuez, Banque Monod, La Hénin) et l’eau (la Lyonnaise des Eaux), venait d’être privatisé dans la douleur. Parmi les trois actionnaires internationaux autorisés à faire partie du « noyau dur », il y avait Carlo De Benedetti et la Générale. Un mois après la privatisation de Suez, ils sont devenus ennemis, De Benedetti a lancé son OPA sur la Générale, qui nous a appelés à la rescousse. J’étais un stagiaire, dans les soutes des dirigeants. De Benedetti et ses conseillers Alain Minc et François Sureau avaient installé leur QG au Hilton, là-bas (il pointe l’endroit) et nous étions au Sheraton vers la gare du Nord. [scald=22986117:sdl_editor_representation] Une bagarre homérique. Sacrée découverte pour vous, un habitué aux jardins à la française du capitalisme hexagonal ? C’était une bataille assez drôle, selon les règles de l’époque. Aujourd’hui il y aurait enchère, puis surenchère, le tout contrôlé par les autorités de marché. Mais là, il fallait ramasser les titres tous les jours à des prix différents, les compter et recompter tous les soirs. Les premiers petits porteurs ont vendu à des prix très bas mais ceux qui ont gardé leur sang-froid ont vendu à la dernière minute à 14.000 FB. Carlo De Benedetti nous avait confié que sa grande erreur avait été d’apporter des pralines, le dimanche soir précédant son OPA, au gouverneur de la Générale René Lamy, pour l’avertir de son intention. Vous avez gagné grâce aux pralines de « Carlo » ? Cela a aidé sûrement. Pendant longtemps, on n’a pas su si cette augmentation de capital décidée dans la nuit du dimanche au lundi, était juridiquement valable et donc on a continué à acheter des titres. Finalement, on atteint les 50 % de la Générale sans elle. A la loyale de l’époque, car ici, c’était quand même un peu le Far West. [scald=22986115:sdl_editor_representation] Puis il y avait le « paquet flamand » ! La grande erreur de Benedetti fut de ne pas avoir pris ce paquet que des actionnaires flamands étaient venus lui proposer et, qui représentait 10 % du capital de la Générale. Cela le faisait gagner à tous les coups car il avait déjà 15 %. Quand on veut gagner, il faut mettre les moyens ! Suez, qui, elle démarrait de zéro, a acheté ce paquet flamand et rééquilibré sa situation, misant pour le reste sur la puissance de sa banque Indosuez en Belgique. On courait après les titres et il fallait vérifier que ceux qui nous les vendaient, les possédaient bien. Finalement, on a atteint 51 %, on l’a fait constater par huissier. De Benedetti ne nous a pas crus et a lancé une OPA sur les 5 derniers pourcents à 14.000 euros. Pour rien, il avait perdu ! A deux, vous aviez fait gagner beaucoup d’argent aux Belges ? (Il rit) Oui, absolument. Deux ans plus tard, en 1991, vous êtes nommé à la tête de la Générale, qui sera votre tremplin vers Paris en 1995 ? A la Générale, je me suis concentré sur les services financiers car mon actionnaire, Suez, était un financier et sur l’énergie qui nous paraissait l’actif le plus puissant dans le groupe. Quand les actionnaires de Suez ont voulu changer le patron de la compagnie, ils se sont rendu compte que la Générale de Belgique, endettée et en perte au départ, avait retrouvé toute sa puissance avec de très belles participations. Je dirigeais la filiale la plus importante et la mieux portante, ce qui a fait que mon nom a été cité très vite à Paris, lors du débat tendu et horrible sur le remplacement de Gérard Worms à la tête d’un Suez. Nous avions titré un jour « Suez, 5 ans, rien que du malheur. » Oui. Suez avait beaucoup souffert, suite à la crise de l’immobilier notamment qui avait fait fondre les fonds propres des filiales bancaires. Un vrai désastre. Moi, j’avais dit que je n’étais candidat à rien mais que je serais loyal à l’entreprise et au choix qui serait fait. Ils m’ont choisi. Et donc oui, incontestablement, s’il n’y avait pas eu la Générale de Belgique, je ne sais pas où je serais. Doublement même, car après la vente très rapide de ses banques, il ne restait plus à Suez que la Générale de Belgique. Les actifs belges nous ont donnés un début de légitimité. Nous étions minoritaires dans les filiales Tractebel, Electrabel, etc. mais nous avions le contrôle de la holding. Sans la Générale, je ne sais pas comment on aurait reconstruit le groupe et ce qu’on pouvait faire du groupe Suez. [scald=22983294:sdl_editor_representation] Chez Suez, vous élaborez alors ce concept de « muti-utilities », soit une offre conjointe d’électricité (Tractebel/Electrabel) et d’eau (La lyonnaise des Eaux). Ce sera à l’origine de la guerre avec Philippe Bodson, le patron de Tractebel qui estime alors que vous faites main basse sur sa société, ses succès, ses équipes pour donner une identité à un Suez moribond ? (Il rit) il y avait peut-être un peu de ça, oui… Mais aujourd’hui ce concept est toujours très fort. Voyez Veolia, qui fait de l’eau, de la gestion de déchets et des services énergétiques. C’est que nous devions faire chez Engie (ex-Suez) si Nicolas Sarkozy n’avait pas demandé le split entre d’un côté, Suez Energie et Gaz de France, et de l’autre, l’environnement. Cette question est encore un peu ouverte : certains se demandent s’il ne faudrait pas revenir en arrière et rapprocher les deux pans. C’est possible ? (il sourit) Je réserve ma position à mon conseil… J’ajouterais qu’à l’époque, Tractebel était incroyablement diversifié. Dire que Tractebel était très centré stratégiquement et que Suez se cherchait : c’est faux. Mais la grande conquête à l’étranger s’est faite sur l’énergie, avec ce rachat, en catimini, par Bodson et la filiale belge, du brésilien Gerasul. Ce n’était pas votre tasse de thé ? Ah si, au contraire ! J’ai toujours soutenu le développement international et Bodson dans ses acquisitions. Ce rachat était une très belle opération, à un très bon moment et assez culottée. Gerasul nous a beaucoup aidés pour la suite mais on a multiplié par dix la taille du Brésil et de l’international après le départ de Bodson. Qu’avez-vous envie de dire aux Belges, 30 ans après ? J’ai adoré ce que j’ai fait en Belgique. Je dois chercher pour trouver de mauvais souvenirs. Cela n’a pas été tous les jours facile mais c’est la vie d’un chef d’entreprise. J’ai beaucoup aimé la Belgique mais je ne suis pas sûr que l’inverse ait été vrai tout le temps. Il y a eu une cassure notamment lors de l’imposition unilatérale de la taxe nucléaire. Je m’étais alors exprimé durement et on me l’a reproché vivement. Jusque-là, on avait conclu toutes les étapes avec le gouvernement belge par accords mutuels, en étant conscient de ses contraintes et en les intégrant. Et là, d’un seul coup, de façon totalement injuste, on nous a imposé une taxe gigantesque alors que le marché de l’énergie avait commencé son déclin. Ce fut un drame : Electrabel a perdu énormément d’argent à cause de cette taxe. Et puis fin 2015, elle a été réduite, on a allongé la durée des trois centrales les plus vieilles et on est reparti sur la voix d’un accord. Je souhaiterais vraiment qu’Engie accompagne la Belgique dans sa transition énergétique. En 1988, Maurice Lippens, un de vos alliés à l’époque et l’ex-patron de Fortis, avait eu cette phrase culte : « La Belgique est un pays où les nids-de-poule se déplacent pendant la nuit ? » C’est « nous », ça : sympas mais retors ? C’est un pays que j’aime énormément. Il est compliqué pour les Français. Dans la rue, les gens nous ressemblent, ils s’habillent comme nous parlent comme nous, et pourtant ils sont tellement différents. Mais ils sont très intelligents, et j’aime beaucoup cette chaleur, ce côté bon enfant, même chez les plus prestigieux comme Albert Frère ou Stevy Davignon. La Flandre a toujours eu une relation difficile avec la Générale, trop francophone. Suez a été accusé à un moment de négliger la présence flamande au sommet de ses entreprises ? On nous a reproché presque l’inverse avec la nomination de Dirk Beeuwsaert à la tête de Tractebel et de Sophie Dutordoir chez Electrabel. On aurait pu faire comme les Américains et mettre des Français partout, or on l’a très peu fait. Au contraire. Chez Union Minière, Karel Vinck a succédé au français Rodier, puis Fred Chaffart a été nommé à la Générale de Banque. Mais attendez !, on a mis des flamands partout (il rit). Aujourd’hui certains accusent notamment Albert Frère et Etienne Davignon, d’avoir vendu la Belgique à la France. Notre pays serait une colonie française ? C’est faux ! La Belgique est un pays très ouvert sur le plan économique. Et rien n’aurait empêché des groupes belges de racheter des groupes français. Solvay a bien racheté Rhodia. [scald=22986116:sdl_editor_representation] Autre reproche : Suez aurait pompé le meilleur de la Belgique (dividendes, trésorerie, etc.) pour son propre profit, lui laissant les vieilles centrales ? Nous avons contribué à porter le drapeau belge sur tous les continents. Nous avons construit dans le monde, l’équivalent du parc nucléaire français en deux fois moins de temps et dans beaucoup plus de pays. Vous êtes charmant, pas arrogant, mais à la fin, c’est toujours Mestrallet qui gagne. Il y a un côté « tueur silencieux » chez vous. Pour rester grand patron aussi longtemps, il faut en « dégommer » d’autres ? Ca dépend ! Si on est attaqué il faut se défendre. Mais ce sont vos patrons de filiales que vous avez virés, Jean-François Cirelli après Philippe Bodson ? Oui, mais toujours dans des cas de déloyauté. C’est vrai pour Bodson, mais aussi pour Willy Bosmans. Alors que Suez traversait une très mauvaise période (2002-2003) avec des pertes de 700 millions en Argentine et que j’étais sur un siège éjectable (Alain Minc et Albert Frère voulaient sa tête, NDLR), le patron d’Electrabel a trouvé des arguments pour empêcher son entreprise de continuer à déposer sa trésorerie excédentaire au niveau du groupe : cela présentait selon lui trop de risques pour Electrabel, il fallait tout rapatrier. Il montait un dispositif dans notre dos qui devait conduire, si jamais c’était allé jusqu’au bout, à nous faire sauter. Quand on vous écoute, on a le sentiment que pendant 30 ans, les Français de Suez ont pensé que les Belges leur faisaient des coups de Jarnac ? Pas tous. Regardez (Jean Pierre) Hansen, Sophie (Dutordoir), Stevy (Davignon), Dirk Beeuwsaert, Manu Van Innis. Que vous accordez-vous, en regardant dans le rétroviseur ? D’abord d’avoir construit un groupe qui n’existait pas. Suez, à partir de petits morceaux, européens, français et belges, est devenu numéro un mondial de l’énergie hors pétrole. Evidemment, il faut à nouveau se réinventer. Le conseil de GDF-Suez à New York en 2013 a décidé, en lien avec la transformation irréversible du monde de l’énergie, de faire du groupe, le leader mondial de la transition énergétique. Pas triste de partir sur des rumeurs de mésentente et de machisme envers l’administratrice déléguée d’Engie, Isabelle Kocher ? (Il rit) Je suis très surpris ! On m’accuse de machisme alors que je suis le seul à avoir choisi une femme pour diriger une grande entreprise. C’est incroyable ! On dit qu’elle aurait dû devenir PDG (présidente du conseil et directrice générale, ndlr). Mais c’est un conseil composé à 60 % de femmes qui en a décidé ainsi, pas moi ! Le soir de ma dernière assemblée générale, lors d’un petit pot où chacun a fait un discours, j’ai déclaré : « 34 ans chez Engie dont 32 ans de bonheur » Je n’ai rien à dire de plus. (Il rit de nouveau) [scald=22986118:sdl_editor_representation]

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