Nafissatou Thiam: «Ajouter un décathlon pour les femmes, pourquoi pas?»

En tant que spécialistes des épreuves combinées, vous « sortez » forcément moins sur le circuit que les autres athlètes, vous êtes moins mis en vedette. Est-ce que ça vous attriste ? K.M. Absolument pas. Il y a deux points de vue : le personnel, qui ne m’attriste pas du tout, et celui de ma discipline, que j’aimerais voir mise plus en lumière. Dans les grands championnats, je pense qu’on est plus mis en valeur que les autres, parce qu’on est suivis de A à Z, pendant deux jours. Mais c’est sûr que ce n’est pas régulier, que ce n’est pas toutes les semaines. Donc, il faut trouver des choses pour amener notre sport à être beaucoup plus médiatisé. Je suis en train de travailler là-dessus avec l’organisation de triathlons en Diamond League. Ce serait imaginable de vous inclure dans ce circuit, d’avoir deux ou trois épreuves par étapes pour permettre aux décathloniens/heptathloniennes d’avoir leur part de gâteau ? N.T. Oui, je le pense. Cet hiver, j’ai disputé un mini-triathlon indoor à Eaubonne et c’était vraiment pas mal. Après, je ne crois pas que ce soit compatible avec la Diamond League, faire trois épreuves à chaque fois, c’est le meilleur moyen de se tuer. Mais pourquoi ne pas mettre effectivement quelques compétitions tout au long de l’année ? Il faut voir qui sera intéressé d’y participer et si c’est possible de le faire. Pour sortir les épreuves combinées de leur marginalité par rapport au reste du circuit, vous conseilleriez quoi ? N.T. J’aime bien participer à la Diamond League comme je l’ai fait fin juin, à Paris, en hauteur, mais faire ça à chaque manche, ce ne serait pas intéressant. Par contre, faire tourner toutes les épreuves – et pas seulement les plus impressionnantes – de manière à ce que chaque heptathlonienne puisse les travailler, pourquoi pas ? K.M. Moi, j’ai rencontré les organisateurs de la Diamond League à Monaco pour leur proposer une épreuve Ligue de Diamant épreuves combinées. Cinq meetings avec deux épreuves à chaque fois : 100 m et longueur d’abord, puis poids et hauteur et ainsi de suite jusqu’à la dernière manche avec javelot et 1.500 m pour avoir au bout du compte le vainqueur d’un vrai décathlon. Et vous n’en aviez même pas parlé à Nafi ! K.M. Le plus important, c’était d’abord d’en parler aux organisateurs ! Après, je suis sûr que les athlètes apprécieront parce que, comme Nafi a dit, ce qui est essentiel pour nous, c’est de se régler sur chacune des épreuves. Faire six manches de Diamond League uniquement en hauteur, ce n’est pas intéressant pour elle. L’idée vous plairait, Nafi ? N.T. C’est une bonne idée, surtout pour le décathlon. Je ne sais pas comment on pourrait faire pour l’heptathlon parce qu’il y a quand même trois épreuves de moins. Il faut réfléchir. Ou le faire en quatre manches… K.M. Avec uniquement le 800 m lors de la dernière ! N.T. Alors je n’irais pas ! (rires) La Fédération internationale (IAAF) a émis d’autres idées par rapport à votre discipline, comme passer, pour les hommes et les femmes à un octathlon, ou, pour les femmes, à un décathlon pour avoir le même programme que chez les hommes. Ça vous parle ? K.M. Je ne pense pas qu’il faille rabaisser le décathlon, mais plutôt élever l’heptathlon. Mais il faut que ça parte très doucement, chez les jeunes, pour arriver à intégrer un décathlon féminin aux Jeux de 2028. J’ai entendu beaucoup de filles dire qu’elles aimeraient bien essayer. Mais je ne sais pas si ça parle à Nafi. N.T. Je ne suis pas trop d’accord. L’heptathlon et le décathlon, ce sont deux épreuves différentes et ça me ferait un peu mal que l’on raye l’heptathlon comme ça. Ce serait tout un pan de l’histoire de l’athlétisme qu’on effacerait. Après, ajouter un décathlon pour les femmes, pourquoi pas ? [scald=23190825:sdl_editor_representation]« Il y a toujours une forme de respect quand les médias parlent des épreuves combinées. Ça met notre épreuve en avant » Mais il n’y aura jamais les deux ! Le jour où le décathlon deviendra également féminin, ce sera la disparition de l’heptathlon… N.T. Je trouverais ça dommage. K.M. Mon problème avec l’heptathlon, pour moi qui suis féministe, c’est qu’à la base, quand on l’a instauré, c’était parce qu’on pensait qu’une fille ne pourrait pas faire un décathlon : c’est moche… Néanmoins, seriez-vous attirée par l’idée de tenter un décathlon ? N.T. Il faudrait un temps d’adaptation, et que ça entre dans la culture de l’athlétisme ; ça ne s’improvise pas comme ça. Mais oui, j’ai déjà fait un peu de perche quand j’étais plus jeune et même à l’entraînement avec Roger (NDLR : Lespagnard, son entraîneur), parce qu’il dit que ça fait travailler les épaules. C’est marrant, je suis nulle mais je progresse assez vite. On a arrêté parce qu’on sautait en salle sur des tapis pas terribles et que c’était dangereux. Même du disque, j’en ai fait quand j’étais plus jeune. On pourrait donc voir un jour en fin de saison, mais pour l’instant, c’est un peu dangereux de tenter un décathlon quand je ne maîtrise pas certaines épreuves Quand Kevin parle d’aller discuter avec les organisateurs de Diamond League, c’est un peu comme s’il prenait un rôle de porte-parole de sa discipline. Alors que vous êtes les leaders incontestés en termes de performances aujourd’hui, l’un en décathlon, l’autre en heptathlon, est-ce que vous vous sentez cette responsabilité-là ? K.M. Je ne me sens pas du tout leader ; si quelqu’un qui est 10e mondial essayait de faire ce que je fais pour ma discipline, je le laisserais totalement faire. Mais je sens que j’ai un poids de parole qui n’est plus du tout le même qu’avant. Il est en rapport avec ce que j’ai montré aux gens. N.T. Je ne peux qu’être d’accord avec lui. Après, je n’ai pas l’impression d’avoir une quelconque responsabilité, que ce soit par rapport à l’athlétisme ou au reste. Je ne veux pas être le modèle de qui que ce soit. Si j’ai des idées plus tard, pourquoi pas ? Mais, pour le moment, j’ai beaucoup d’autres choses à m’occuper, donc ce n’est pas ma priorité. Mais que vous le vouliez ou non, vous êtes aujourd’hui l’image de l’heptathlon sur le plan international… Vous ne sentez pas les autres filles cachées derrière vous qui vous disent : « Dis-leur, dis-leur ! » ? N.T. Non ! Vous parliez de vos autres sujets de préoccupation, notamment les études. Vous avez vraiment jugé essentiel de les terminer tout en poursuivant votre carrière au plus haut niveau ? Vous n’avez jamais imaginé une pause ? N.T. Si, et c’est toujours dans mes plans. Après, je n’avais pas imaginé que ma carrière allait tourner comme ça. Quand j’étais plus jeune, beaucoup de gens m’ont dit que ce ne serait pas possible de combiner, que j’allais gâcher mes opportunités. Eh bien voilà ! Pour moi, les études n’ont jamais été moins importantes que l’athlétisme, j’ai toujours voulu un diplôme. L’athlétisme en Belgique… c’est l’athlétisme en Belgique, et on ne va pas le changer. C’est essentiel d’assurer mon avenir parce que le sport, ça peut s’arrêter aussi vite que ça a commencé. Et puis, je sais que ma carrière s’arrêtera un jour et que j’aurai envie de travailler dans quelque chose qui me plaît. Et vous Kevin, l’idée d’un double projet ? K.M. L’idée, je l’ai eue et le double projet, je l’ai fait. J’ai fait des études scientifiques et c’était assez compliqué avec les travaux pratiques d’une journée ; à chaque fois, la deuxième année, ça bloquait. Et puis j’ai lu des bouquins et je me suis senti beaucoup plus entrepreneur qu’autre chose. J’ai créé ma société, j’ai arrêté mes études et j’ai plein de projets en tête pour après ma carrière. Par rapport à l’aspect économique, comme on ne peut en faire que deux décathlons/heptathlons par an, est-ce que c’est un frein par rapport à vos gains ? K.M. Il faut savoir se vendre autrement. Les décathloniens et les heptathloniennes n’ont pas le physique le plus désavantageux du monde ! Il n’y a pas que la répétition de la médiatisation qui compte, il y a aussi la qualité de ce que tu peux offrir au public. Ce que j’aime bien dans les épreuves combinées par rapport aux médias, c’est que même s’ils ne nous mettent pas tout le temps en avant, il y a toujours une forme de respect quand ils parlent de nous. Ça met le sport en avant. N.T. Pour moi, c’est clair que si tu fais de l’hepta ou du déca, financièrement tu vas moins gagner que d’autres en compétition. Mais je ne suis pas frustrée par rapport à ça. Je n’ai pas commencé l’athlétisme dans le but de gagner de l’argent. Ça n’a jamais été un moteur et ce ne l’est toujours pas. Le plus important, ça reste les résultats.

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