La fronde des machos dans les transports publics nippons

Depuis Tokyo La plupart sont âgés d’une cinquantaine d’années ou au-delà, mais, dans leurs rangs, figurent aussi quelques jeunes. Ils se rencontrent dans des forums de discussion sur internet ou les messageries gratuites instantanées, puis, sous pseudonyme, y échangent avec véhémence, dans une tonalité machiste assumée. C’est là que ces « militants des droits de l’homme » autoproclamés fomentent leurs coups d’éclat. L’expression « droits de l’homme » étant ici à prendre au sens littéral. Non les droits humains, mais ceux des mâles. Des mâles japonais, qui, à leurs yeux, sont victimes d’une « discrimination sexiste indigne ». Cela romonte au début des années 2000 quand, à Tokyo d’abord puis dans la plupart des métropoles du pays, ont vu le jour des rames de train ou de métro qui, à certains moments de la journée, sont réservées aux femmes. Aujourd’hui, on en trouve sur 87 lignes différentes, opérées par une trentaine de sociétés de transport. Aux heures de pointe du matin et du début de la soirée, théoriquement, ces rames sont interdites aux hommes. Ils n’y ont accès qu’en dehors de ces plages horaires. Lorsque les usagères, a priori, risquent moins d’y être victimes d’attouchements sexuels, la densité des passagers et donc la promiscuité à l’intérieur des wagons étant moindres. Quolibets dénigrants et railleries misogynes Après de longues et minutieuses préparations, le jour venu, les opposants à ces rames non mixtes se donnent rendez-vous sur un quai de gare ou à l’entrée d’une station de métro. Puis, avec des airs de comploteurs, ils passent à l’action. Ils s’incrustent délibérément dans les wagons réservés aux femmes et tentent de convaincre les usagères du bien-fondé de leur démarche, vu « l’ignominie » de la « discrimination » que constituerait ce privilège féminin pour les hommes – un des leaders de ces groupuscules se fait d’ailleurs appeler « Dr Discrimination ». Régulièrement, le ton finit par monter. Les passagères qui osent protester contre l’intrusion des activistes se prennent des railleries misogynes, des quolibets dénigrants, voire des invectives. Ces échanges houleux, les militants prennent soin de les filmer avec leur smartphone. Pour pouvoir ensuite mettre en ligne des vidéos qu’ils assortissent de commentaires fustigeant « l’intolérance » et « le radicalisme anti-hommes » des usagères en colère. Depuis l’an dernier, les actions de ce type se sont multipliées au Japon. Elles ne durent généralement que quelques minutes à peine : le plus souvent, les trublions ne restent dans ces rames que le temps d’une ou de deux stations, puis disparaissent dans la cohue des grandes gares japonaises, qui sont fréquentées chaque jour par des millions d’usagers. Ces raids masculins ont beau être brefs, à leur issue, ils suscitent chaque fois des débats interminables sur internet et les réseaux sociaux, les vidéos de ces coups de force battant des records de visionnage. Les intéressés veillent habituellement à y flouter leurs visages, afin de ne pas être identifiés. Pourtant, ils ne risquent pas grand-chose juridiquement. En effet, ces rames destinées aux femmes ne sont qu’une facilité offerte par les sociétés de transport, un usage auquel le grand public est invité à se conformer. A l’instar, par exemple, de la recommandation faite aux usagers, via des annonces sonores diffusées en boucle sur les quais, de ne pas s’engouffrer in extremis dans les trains, au moment de la fermeture des portes. L’interdiction faite aux hommes de voyager dans ces rames étant dénuée de toute base légale, aucune sanction ne peut être infligée à ceux qui, soit par inadvertance, soit par provocation, ne respectent pas ce traitement de faveur réservé aux femmes. Lettres de menaces accompagnées de fioles d’urine Cette impunité de fait donne visiblement des ailes aux opposants à ce dispositif. Ainsi, à Nagoya, la troisième ville du pays, des lettres anonymes vindicatives, accompagnées même… de fioles d’urine, ont été adressées aux élus préfectoraux ainsi qu’aux sociétés de transport, les sommant de mettre fin à une telle pratique. Des recours ont aussi été introduits en justice – sans succès, jusqu’à présent –, invoquant l’interdiction constitutionnelle des discriminations. Une pétition en ligne a même vu le jour, réclamant la création de rames qui, elles, seraient… réservées aux hommes. Ce qui, de facto, instaurerait une sorte d’apartheid hommes-femmes dans les transports publics nippons. L’idée ne semble pas choquer grand monde au Japon. A en croire un sondage réalisé l’an dernier auprès de 500 usagers des transports de Tokyo et de trois préfectures jouxtant la capitale, 65 % des hommes et 73 % des femmes y seraient favorables. Dans ces rames qui seraient 100 % masculines, argumentent les partisans d’une telle innovation, les hommes auraient l’assurance de ne pas être injustement accusés d’attouchements sexuels. Cela semble être devenu la hantise de bon nombre d’usagers. Au Japon, il est vrai, la garde à vue peut durer jusqu’à vingt-trois jours, pendant lesquels le suspect n’a qu’un accès réduit au dossier et à son avocat. En outre, les cours et tribunaux nippons ont la réputation d’être d’une très grande sévérité en général, et concernant les dossiers de ce type en particulier. Dans neuf cas sur dix, les suspects jugés sont reconnus coupables. Or, la plupart du temps, un employé qui subit l’infamie d’une condamnation pour faits de mœurs est ensuite licencié par son employeur. Police spéciale d’assurance Pour preuve de cette angoisse masculine des dénonciations calomnieuses, une police spéciale d’assurance, lancée en 2015, connaît un engouement sans précédent depuis l’an dernier. Elle est destinée aux hommes qui se disent injustement accusés de « mains baladeuses » dans les transports. Moyennant le paiement d’une prime annuelle d’une cinquantaine d’euros, ils bénéficient d’une assistance juridique gratuite et immédiate en cas de problème. Tout au long de leurs trajets en transports publics, ces assurés sont géolocalisés grâce à leur smartphone. S’ils se font accuser, leur compagnie d’assurances, qui est en contact avec un réseau d’avocats établis dans tout le pays, dépêche immédiatement sur place un professionnel, avec mission d’accueillir l’assuré à sa descente du train et de l’assister dans ses démarches avec la police. Au printemps, quand une série noire d’agressions sexuelles dans les transports a fait grand bruit dans les médias, des assurances de ce type ont été souscrites par plusieurs dizaines de nouveaux adhérents chaque mois. Au total, rien que depuis l’an dernier, le nombre d’assurés contre un tel risque a été multiplié par vingt. Au même moment, à une dizaine de reprises au moins, des hommes accusés d’avoir commis des attouchements sur les quais ou dans les trains dont ils descendaient ont pris la fuite en sautant sur les voies puis en s’encourant. La pratique ayant donné lieu à mort d’homme (un usager happé par un train), plusieurs sociétés de transport ont jugé nécessaire de lancer une grande campagne d’affichage rappelant l’extrême dangerosité d’une telle échappatoire. Dans les transports publics japonais, désormais, à l’heure de pointe, le climat hommes-femmes est tel que, sur certains forums, on en vient à donner des conseils de « prudence élémentaire » aux usagers masculins. Tenir en permanence et bien en évidence, des deux mains, les poignées. Si une agression sexuelle survient à proximité, surtout ne lâcher ces poignées qu’après avoir fait constater par d’autres passagers qu’on les tenait bel et bien. Ainsi, on ne pourra pas être accusé d’avoir eu les « mains baladeuses ».

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