L’archive du jour : «la mort d’un géant du jazz»

(article paru le 23 août 2016) L à où je me sens bien, dans ce petit espace entre un sourire et une larme .» C’est une phrase que Toots Thielemans, mort à 94 ans, aimait à dire, avec un petit sourire complice et la main droite qui pulsait sur le palpitant. C’est un mot d’esprit, certes, mais il dit tout de la manière dont l’harmoniciste belge concevait la musique, sa musique. Il suffit d’écouter son hit «Bluesette» ou le morceau dédié à sa deuxième épouse, Huguette, «For my lady», pour le comprendre: de l’émotion pure. Pour lui, la musique c’est ça. «C’est quelqu’un qui était tout tendu vers l’émotion, commente Grégoire Maret, l’harmoniciste helvéto-américain qui était devenu son ami. Il n’y a pas de bullshit chez lui. Et ça, c’est quelque chose qui était devenu rare, et encore davantage maintenant.» Et puis écoutez bien ses interprétations des standards, comme «Someday my prince will come», «Summertime», «One note samba», «What a wonderful world» ou même «Ne me quitte pas», qu’il adorait interpréter et qui lui tirait toujours une larme. Il y a là une sonorité, un lyrisme, une façon d’attaquer un morceau, de le débiter, de le recomposer, une inimitable manière de s’échapper d’une mélodie pour la reconstituer, une recherche incessante de l’essentiel, de l’accord, de la note, l’écoute des autres musiciens et leur relance, la recherche d’une harmonie, une volonté de capturer l’essence de la musique. Grégoire Maret: «C’est un musicien extraordinaire, un génie absolu, qui était juste là pour servir la musique, tout le temps, et pour exprimer les émotions les plus vives et les plus intenses.» L’équivalent d’un Coltrane ou d’un Parker Pour Quincy Jones, le musicien et producteur bien connu de Michael Jackson entre autres, et l’ami de Toots, il est l’équivalent d’un John Coltrane ou de Charlie Parker. Quincy Jones nous avait dit, lors des 90 ans du musicien belge: «Je peux affirmer sans hésitation que Toots est un des plus grands musiciens de notre temps. Il joue avec son cœur et vous fait pleurer. J’ai travaillé tant de fois avec lui que je ne peux plus les compter et j’en voulais toujours davantage.» Toots lui-même l’avouait: «Je suscite des émotions, je suis capable de faire pleurer. Ça a d’ailleurs élargi mon répertoire et explosé ma popularité.» Il racontait sans fausse honte cette émotion. Après une interprétation de «Ne me quitte pas», sa femme Huguette lui a dit: «Milou, on entendait voler une mouche!» C’est aussi tout à fait Toots de rapporter cette anecdote. Il était simple, naturel, sans afféterie, sans cinéma. Quincy lui avait dit un jour, après que Toots eut joué un blues: «Tu n’es pas de Bruxelles, mec: tu es du Mississipi.» Et Toots lui avait rétorqué: «Je suis un Marollien afro-américain .» On imagine les sourires facétieux des deux musiciens. Cette simplicité, qui n’est pas de la fausse modestie, Toots savait qu’il était bon, évidemment, lui a servi. Ce n’est pas pour rien qu’il a joué avec quasi tout le monde, qu’il fut le complice de Quincy Jones et celui du pianiste Kenny Werner, que Bill Evans demanda à enregistrer avec lui, qu’on l’appelait pour une musique de film, un générique de télé, un jingle de pub. Non seulement il était un excellent musicien et compositeur mais, en plus, il était, comme on dit à Bruxelles, «facile». «Le souci de servir la musique» Que cela, cependant, ne nous écarte pas du principal. Son émotion, son bonheur, son naturel, sa franchise ne signifieraient rien s’il n’était pas tout simplement doué et talentueux. «Il avait toujours le souci de servir le morceau qu’il jouait, avance Bruno Castellucci, qui fut son batteur pendant 42 ans, de 1972 à 2014. Il n’utilisait jamais la technique pour la technique. Beaucoup de jeunes apprennent à jouer vite et fort et ça devient du cirque, de la compétition, ce n’est plus authentique. Lui, il avait une manière de jouer la mélodie comme un acteur qui dit un texte: par sa façon d’interpréter, il disait tout ce qu’une musique signifie.» Et puis il a révolutionné son instrument de prédilection. «Si on joue de l’harmonica chromatique, on va toujours être influencé d’une manière ou d’une autre par Toots Thielemans, lance Grégoire Maret. Et ce sera pour le restant de la vie de cet instrument. Il a changé les choses. Il y a l’harmonica avant et après Thielemans .» Toots était un géant, un monument de la musique. Et pas seulement de la Belgique, et pas seulement du jazz.

Votre compte

L’archive du jour : «la mort d’un géant du jazz»

Découvrez la suite, 1€ pour 1 mois (sans engagement)

Avec cette offre, profitez de :

Le fil info

0 Commentaire

Aussi en L’archive

Allez au-delà de l'actualité

À la Une

Etats-Unis: quinze personnes tuées dont 14 enfants dans une fusillade dans une école primaire

Permis à points: le débat est ouvert

Guerre en Ukraine: le double désarroi de Biélorusses en exil

Critique Avec «Tori et Lokita», les frères Dardenne bouleversent à nouveau Cannes

Roland-Garros: Elise Mertens qualifiée pour le 3e tour après le forfait de son adversaire

Dossier Le phénomène des «piqûres sauvages», entre psychose et enquêtes

« Nos collaborateurs sont des empereurs, les clients sont rois »

6 Belges sur 10 sont de plus en plus sensibles à la politique climatique de leur emploi

« Nous donnons de la valeur aux idées et encourageons à les transformer en projets concrets »

Les sections du site

Les services

Groupe Rossel