Gabriel Ringlet: «Ouvrons nos églises à des célébrations laïques»

Cela commence par l’histoire de Noé. Ce si petit corps dont la maman a accouché sachant pertinemment qu’après l’avoir serré un court instant dans ses bras, elle devrait le déposer dans un coffret délicat en bois peint. Au fil des pages, on rencontre aussi Salomé, jeune femme plongée dans le coma après un tragique accident de la route. Puis, le lecteur croise la route de Victor, gamin de treize ans, tombé du toit sur lequel il avait grimpé pour « filmer, pour rêver, pour inventer des histoires ». Mort sur le coup. [scald=23891498:sdl_editor_representation] Autant de décès tragiques que Gabriel Ringlet a été amené à accompagner. Pour construire des célébrations qui tentent de donner du sens, là où précisément plus rien ne semble en avoir. Mais dans son ouvrage « La grâce des jours uniques. Eloge de la célébration », le prêtre et ancien vice-recteur de l’UCL ne revient pas uniquement sur les drames : il révèle aussi des moments de joie partagés. Son constat de départ est clair : alors que les gens ont déserté les églises, ils sont plus demandeurs que jamais de rites. Comment les réinventer ? Où les célébrer ? Il y a là matière à innover, Gabriel Ringlet en est persuadé. Vous commencez votre ouvrage par une adresse aux sceptiques. « Célébrer ne fait pas la morale. Célébrer n’enseigne pas une doctrine. Célébrer ne défend pas des valeurs », dites-vous. La célébration reste associée, dans le grand public, à un rite religieux ? J’ai le sentiment que dans la population globale, on n’a pas pleinement intégré le fait que la célébration est fondamentale à chaque être humain. Que je sois croyant ou non croyant, ma vie ne se joue pas que dans l’action immédiate, ou au niveau du cerveau. Tout ce qui m’arrive de joyeux, ou de triste – qu’il s’agisse d’une naissance, de la formation d’un couple, d’un décès – j’ai besoin de le porter « plus loin », si je veux bien le vivre. Et ce chemin-là qui mène « plus loin » est, je pense, universel. «L’Eglise s’est focalisée sur des discours de jugement moral, sans être jamais sur terre, dans la vraie vie» Précisément, qu’est-ce que la célébration ? C’est d’abord un souffle. J’aime citer Rilke : « avec l’ici de ce que je vis tous les jours, faire de l’au-delà ». Et cet au-delà n’est pas nécessairement Dieu. André Comte-Sponville dit qu’il y a dans l’homme « plus que l’homme » et que ce « plus que l’homme », il ne l’appelle pas Dieu. C’est ce « plus que l’homme » que nous visons à travers la célébration. Je viens encore de vivre un baptême à Liège très pluraliste. Des personnes de convictions très différentes se sentaient engagées dans ce que nous faisions. Car nous posions des gestes et des paroles qui dépassaient le banal du quotidien. [scald=23891509:sdl_editor_representation] Il y a un vide laissé par l’Eglise. Les gens ne veulent plus de ces institutions mais manquent de lieux pour célébrer… C’est le constat que je pose. Au moment où les gens ont massivement quitté les églises, la quête de sens de ce qui m’arrive et de ce que je vis reste plus entière que jamais. Nous avons, dans l’espace de la vie ordinaire, besoin d’îlots sacrés. Le rituel n’a pas disparu. Mais le rituel dans la religion s’était à ce point mué en « ritualisme » qu’on n’en voyait plus le sens. Vous évoquez ces « célébrations qui semblent se refermer et se recroqueviller », cette « répétition mortifère de la certitude » ou ce « trop-plein de Dieu », qui « écœure »… L’Eglise a une responsabilité dans cette désertion ? Je suis un peu triste pour elle, si j’ose me dédoubler, puisque j’en fais partie. Elle a des trésors à sa disposition, y compris des trésors rituels, comme toutes les religions. Mais quand tout est trop formaliste, ça ne parle plus. Je serais aussi tenté de dire que l’Institution n’a pas pleinement mesuré l’évolution fondamentale d’une société qui voulait distinguer des positions sur des valeurs – morales et doctrinales – de la spiritualité. Je pense que les gens ont jeté le bébé avec l’eau du bain. Et que, d’une certaine façon, l’Eglise l’a mérité. On le voit encore avec la pédophilie : on s’est focalisé sur des discours soit de jugement moral, soit angéliques, mais en tout cas jamais sur terre, dans la vraie réalité de ce à quoi les gens sont confrontés. La population a oublié qu’à côté de ce discours, il existe un patrimoine qui, lui, ne juge pas. Et les personnes redemandent aujourd’hui ce patrimoine par une autre voie. Cela va jusqu’à ce paradoxe de ces jeunes qui sont venus me demander de préparer leur mariage, à condition que ce ne soit pas dans une église et que je n’en sois pas le célébrant. C’est drôle et très révélateur de la demande actuelle : « je veux me marier, je veux un rituel très élaboré, mais pas dans une église et pas avec un curé ! » «Nous avons, dans l’espace de la vie ordinaire, besoin d’îlots sacrés. Le rituel n’a pas disparu» Mais qui alors, demain, pour célébrer ces rites « réenchantés » ? Je crois que ça demandera un vrai travail : cela ne peut pas s’improviser. Je propose quelque chose proche de ce qui existe aujourd’hui avec les ateliers d’écriture. Quand on prépare une célébration pour une jeune femme qui vient de se suicider, ou un jeune couple fou de joie, il faut pouvoir s’approcher avec ouverture, délicatesse, en se mettant à l’écoute. Tout le travail d’un célébrant n’est pas de créer ce dont il a envie, mais d’élaborer un récit qui tienne la route et qui parte de l’histoire vécue des personnes. Le grand danger, c’est de voir émerger (et ça émerge déjà) des cérémonies clé sur porte orchestrées par une firme commerciale. Je me réjouis par contre de l’évolution des centres funéraires, où l’on se préoccupe de plus en plus de créer un décor ouvert à toutes les confessions… Beaucoup de personnes me disent à quel point, sans la célébration construite ensemble pour le jour des funérailles, elles ne savent pas comment elles auraient entamé leur travail de deuil. Cette façon de ritualiser est aussi une mise en route de ce chemin intérieur, surtout lorsque la perte est tragique. Quant aux lieux, vous invitez à partager les églises. Êtes-vous soutenu dans cette démarche ? Là où le débat est vraiment ouvert, c’est du côté du partage cultuel. Il s’agit de faire des tas d’autres choses que la liturgie : des spectacles, des projections de cinéma, des expositions. Mais j’essaie d’aller plus loin : peut-on y célébrer des cultes de natures différentes ? Peut-on imaginer qu’une liturgie laïque ait lieu dans ma propre église ? Je l’ai fait avec Christian de Duve, à sa demande explicite. J’ai reçu beaucoup de réactions de confrères prêtres, qui me disaient « tu as raison, nous sommes confrontés à cette demande tout le temps ». Ce sont des familles laïques qui ne veulent pas d’une liturgie catholique mais qui ne souhaitent pas se recueillir dans une salle de sport. Elles veulent tout de même un lieu digne, un peu sacré ; le sacré n’étant pas du tout réservé à la religion. Mais à l’intérieur même de la laïcité, il y a deux tendances. Une qui s’offusque à l’idée de faire de la « religion laïque ». Une autre qui a déjà une tendance célébrante et est en recherche de lieux porteurs, significatifs. Puisque nous avons des lieux qui sont là, avec une histoire, pourquoi ne pas les partager ? [scald=23891510:sdl_editor_representation] Il existe aussi des objections du côté de l’Eglise… L’Eglise officielle n’est pas du tout prête à aller dans ce sens-là. Mais je constate qu’en débattre devient possible. La grande question sera de former des célébrants et d’oser ne pas confondre célébration et sacrement. Si, dans le chef du public et l’Eglise, il y a de la réticence, c’est aussi parce qu’on considère qu’il s’agit de sacrements et que donc seul un prêtre peut les poser. Mais les gens demandent des célébrations, pas forcément des sacrements. L’Eglise pourrait donc rétorquer qu’il ne faut pas s’adresser à elle et renvoyer la balle au monde laïque, voire aux entreprises commerciales. A mon sens, ce serait une erreur. Je pense que des formations pourraient s’organiser conjointement entre laïques et chrétiens, pour mieux accompagner en soins palliatifs, autour de la fin de vie, ou lors de demandes d’euthanasie. Pour que ça sonne le plus juste possible, que ça fasse le plus de bien possible. Parce qu’il faut que ça fasse du bien. Sinon, à quoi ça sert ?

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