Prostitution: chaos sur les trottoirs de Charleroi

Il a perdu de sa superbe, le « triangle » carolo. En cette fin de matinée, le quartier historique de la prostitution (formé par les rues Bief du Moulin, de la Fenderie et de la rue Desandrouin) voit évoluer un public hétéroclite. Deux prostituées d’origine africaine font le pied de grue devant leurs studios. Deux ou trois autres travailleuses du sexe évoluent sur les pavés gris perchées sur des talons aiguilles, à proximité de jeunes dealers qui font leur petit commerce sans se cacher. Ce n’est pas la plus belle image de Charleroi. Pas celle que mettront en avant les autorités communales, en tout cas. Mais elle existe. Céline*, prostituée de 44 ans, n’a jamais quitté l’endroit. « On a toujours été ici », témoigne celle qui travaille dans le triangle depuis 14 ans. Assise sur le pas de sa porte, ses mains impeccablement manucurées posées sur ses genoux, Céline évoque pêle-mêle les autorités politiques, certains habitants de la ville basse et le lobby immobilier sous le pronom générique « ils ». Avec ressentiment. « D’abord, ils ont essayé de nous chasser vers la rue des Rivages (en 2011, NDLR). Mais on a trouvé ça dangereux, alors certaines sont revenues dans le triangle. Puis les travaux qu’ils ont faits, notamment pour Rive Gauche, ont cassé ce quartier », regrette Céline. Difficile de lui donner tort : l’ambiance est sinistre ; et le soir, le quartier est franchement « mal famé », selon une proche riveraine. [scald=23980941:sdl_editor_representation] Début août, plusieurs médias locaux faisaient part de la migration des personnes prostituées au sein de la ville basse. « En soirée, des filles rejoignent le quartier des Finances pour y vendre leurs charmes. Elles ne travaillent plus au bout du quai Rimbaud, ni dans la rue des Rivages derrière le TEC, où l’absence de luminaires les mettait en danger », écrivait ainsi L’Avenir. Une information confirmée par la police locale. Pourtant, la situation de la prostitution de rue est plus complexe qu’il n’y paraît. « Cacher la prostitution » « En 2014, la commune a pris un arrêté contre le racolage actif , recadre Martine Di Marino, coordinatrice de l’ASBL Entre 2 Wallonie. La conséquence immédiate a été une dispersion des filles à travers la ville basse », a constaté la responsable de cette association qui réalise un travail de rue, depuis des décennies, auprès des personnes prostituées. Certaines sont restées au triangle, d’autres se sont rapprochées du ring, et plusieurs ont migré près des quais, à proximité d’hôtels de passe. Dont il ne subsiste aujourd’hui plus qu’une seule adresse. « Tout cela est très révélateur d’une politique publique qui veut cacher la prostitution », estime Martine Di Marino. Travailleuse sociale depuis le milieu des années 1990, elle a connu un triangle hyperanimé : bars et boîtes de strip-tease constituaient le quartier chaud de Charleroi. « C’était le passage obligé des fins de soirée pour tous les Carolos, pas seulement ceux qui – pardonnez l’expression – allaient aux putes. » Au nom de la nécessaire lutte contre le proxénétisme, tous les bars mêlés de près ou de loin à l’exploitation des filles ont été fermés les uns après les autres. Les prostituées se sont retrouvées sur le trottoir. Les anciens commerces sont devenus des habitations insalubres. En 2014, l’arrêté anti-racolage est pris. Les travailleuses doivent se faire plus discrètes pour continuer leur activité. Quatre ans plus tard, l’association dresse un tableau très négatif de la situation. « Elles sont dispersées partout, y compris désormais sur des parkings de la Ville-Haute. Autrefois, il y avait une sorte de solidarité entre elles, désormais elles sont isolées, elles travaillent seules. Elles ont un sentiment de peur plus grand, c’est clair. Par contre, elles vont très rarement porter plainte si cela a mal tourné avec un client », analyse Martine Di Marino. Claire*, une Carolo qui se prostitue depuis des dizaines d’années, a vu la situation évoluer. Elle confirme le sentiment de danger : « Il n’y a plus d’entraide, de solidarité entre nous. Avant on s’interdisait de monter seule dans la voiture d’un client. Maintenant je vois des jeunes le faire : je leur dis qu’elles sont folles ! Elles sont livrées à elle-même. » Claire a parfois été agressée dans son métier. Elle n’a jamais franchi la porte d’un commissariat pour autre chose qu’une arrestation administrative pour racolage. « Un jour, j’ai parlé d’une mauvaise expérience que j’ai eue avec un client à un policier, il m’a répondu : “Tu sais quel métier tu fais, hein !” » Quant à l’état du triangle, le quartier où elle a toujours loué ses charmes, Claire n’a pas de mots assez forts : « C’est mort, il n’y a plus rien. Tout le monde se plaint, même nous. » Même elles… « Problème majeur » « C’est un peu la débrouille pour chacune d’entre elles, confirme l’inspectrice principale de la cellule Traite des êtres humains de la police locale, Corinne Wilmot. Pour le racolage, la tolérance est zéro. Donc elles sont dispersées et discrètes. Il n’y a plus de concentration au cœur de la ville basse, comme avant. » La policière, souvent en contact avec les prostituées, ressent leurs craintes liées à l’isolement. Toutefois, « on ne constate pas de hausse des P-V pour violences envers les prostituées », indique-t-elle. N’empêche : « Elles travaillaient en groupe autrefois, maintenant cette entraide n’existe plus. C’est un problème majeur. » Mohamed Fekrioui, l’échevin (CDH) en charge de l’Intégration sociale, défend la politique « post-arrêté communal » de 2014 : « Ce qu’on fait, c’est le respect de la loi, point. La prostitution n’est pas interdite, mais le racolage, oui. Les résultats sont là : l’arrêté a permis de réduire voire de faire disparaître la prostitution aux abords des écoles ou des quartiers d’habitation. » L’échevin vante le dialogue instauré sous sa mandature : tous les deux mois, une commission réunissant les pouvoirs publics, les associations et la police discute de ces sujets. « On a ramené de la stabilité. Sur la base des plaintes des riverains, je peux dire que tout notre travail est positif », conclut Mohamed Fekrioui. Claire, la prostituée qui n’a jamais quitté le triangle, fait cette promesse. Bravache ! « Ils ne nous feront pas partir ! On partira quand nous l’aurons décidé. » * Les prénoms ont été modifiés.

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