Le génie artistique va-t-il de pair avec un comportement humain dictatorial ?
L’artiste flamand Jan Fabre est accusé de faits d’humiliation et d’intimidation sexuelle


Les accusations lancées ces dernières heures contre le metteur en scène, chorégraphe et plasticien Jan Fabre posent nombre de questions. Fabre est en effet accusé de comportements inappropriés dans le cadre de son travail de création et au-delà de celui-ci. Cela pose évidemment la question de la limite entre le travail et l’intime dans le domaine de l’art.
Réagissant à la mise en cause de l’artiste anversois, les représentants du secteur des arts de la scène des syndicats chrétiens et socialistes affirment que de tels faits dépassent largement sa seule personne et tendent à être banalisés dans tout le secteur.
Le génie artistique va-t-il de pair avec un comportement humain dictatorial, tout entier tourné vers la réalisation de l’œuvre, plus importante que ceux qui y participent et n’en sont plus que les jouets ? Au fil des ans, nous avons été témoins d’innombrables crises d’hystérie, de paranoïa, d’autorité mal placée, de caprices ridicules de la part de metteurs en scène, de musiciens, de danseurs, d’acteurs, de peintres, d’écrivains… Des attitudes toujours justifiées par le génie artistique. « Il est insupportable mais il est tellement génial », avons-nous entendu tant de fois. Cette petite phrase suffit-elle vraiment à tout justifier ? Et à nous exonérer, nous qui regardons, de nous interroger ?
La question est d’une complexité sans fin. Car oui, certaines œuvres magnifiques et passées à la postérité n’ont pu être conçues que dans la souffrance. Oui, les plus grands artistes ont parfois été des êtres humains imbuvables, ingérables. Souvent on ne l’apprend que bien plus tard. Et, comble de l’ambiguïté, pour le public, cela participe finalement à la légende de l’œuvre en question.
Car à côté du créateur, des interprètes, de l’entourage, la question du regardeur doit aussi être posée. C’est aussi à chacun de nous qui admirons le travail de l’artiste qu’il appartient de s’interroger. Pourquoi ne nous sommes-nous pas questionnés sur ce qu’avaient pu subir les interprètes en voyant certaines scènes qui nous troublaient, nous mettaient mal à l’aise ? Pourquoi ne le faisons-nous pas non plus face à des spectacles, des films où l’on met en avant la qualité d’interprètes capables de tout subir pour mieux incarner leur personnage. Faut-il vraiment souffrir, être humilié, déstabilisé pour que l’œuvre soit bonne ? Cela fait-il vraiment partie du métier d’interprète ?
Expression d’un créateur, les œuvres d’art ne sont finalement rien d’autre qu’une exploration artistique des pulsions et émotions humaines. Les nôtres. Les plus belles comme les plus sombres. C’est pour cela qu’elles nous touchent, nous bouleversent, nous ravissent, nous révulsent parfois. Mais même si on parle de « jouer » un rôle, il est des jeux cruels (dont l’enfance donne mille exemples) qui font de ceux qui y assistent, fascinés et muets, les complices en puissance de leurs auteurs.
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Pas d'accord M. Wynants. Nous devrions effectivement nous poser des questions mais faire de nous, simples spectateurs, des complices en puissance des auteurs qui ont utilisé des "moyens" ou des" techniques" inacceptables - que nous ne connaissins pas à notre petit niveau - pour arriver à réaliser leurs projets artistiques est tout simplement scandaleux. Toujours essayer de nous "co-responsabiliser" de tout ce qui se passe ... Ce qui est encore plus abject, c'est l'attitude des gens du "milieu" - culturel et journalistique - qui eux savaient depuis longtemps (toujours ?) mais qui bien souvent ont fermé les yeux, ont bouché leurs oreilles par opportunisme (pour avoir un job), intérêt (pour pouvoir écrire des articles) ... = eux sont alors des complices en acte ... Ou bien on découvre les choses et on dénonce tout de suite, ou bien on savait/participait mais il faut alors assumer ses propres (non) actes et ne pas cracher dans la soupe et hurler avec les loups. Mais il est clair que, lorsque les choses sont avérées, il faut écarter, boycotter ...
Vous le dites, les 'jeux cruels' n'en sont pas moins cruels. Je me demande pourquoi on nous demande d'être 'fascinés et muets' devant ce que l'on sent bien entrer dans le domaine de la cruauté. Il n'y a aucune raison de se soumettre, corps et âme - c'est bien littéralement cela dans ce cas - à tous les instincts et pulsions de génies de l'art, aussi esthétique que cela puisse paraître. Cela vaut surtout pour les arts de la scène et le cinéma où les acteurs, danseurs etc n'ont pas besoin de devenir des objets dans l'expression artistique des metteurs en scène, chorégraphes, réalisateurs etc. Un 'performer' de Fabre le disait ainsi: "Il nous appelle des guerriers de la beauté, mais en fin de compte on se sent surtout des chiens battus". Rappelez-vous 'Le dernier Tango de Paris' dans lequel Bertolucci a, à son insu, une scène de viol violent avec Marlon Brando à la jeune actrice Maria Schneider pour capter son humiliation en vrai. Ou le célèbre photographe de jeunes filles, David Hamilton, dont les - très belles - photos provoquaient effectivement ce sentiment de fascination muette, et dont on connaît maintenant les abus sexuels et les séquelles pour les victimes. Donc oui, en tant que public ou critique on peut très bien dire 'non' à des 'génies', que ce soit un Céline ou un Fabre.
Vaste question qui s'est posée il n'y a pas si longtemps à propos de la publication par Gallimard des pamphlets antisémites de Céline considéré comme un génie littéraire mais qui était antisémite jusqu'à la folie. Doit-on juger l'oeuvre de l'écrivain en ignorant ce qu'est l'homme, l'être humain? De nombreux génies étaient des personnes méprisables sur le plan humain. Personnellement, j'aurais difficilement pu supporter d'être maltraité par ce monsieur, aussi génial soit-il.
En effet, le questionnement permanent nécessaire à la création, à la transgression de la chose établie, demande des êtres d'une rare qualité pour rester compatible avec l'empathie attendue de créatures sociables.