Leni Zumas: «J’avais de la colère et de la peur»

C’est aux Etats-Unis, dans un village de pêcheurs de l’Oregon. Demain. L’avortement est strictement interdit dans tout le pays. L’adoption et la procréation assistée le seront dans quelques jours. Comment vit-on cette situation en tant que femme ? Ru est prof, elle vit seule, elle tente désespérément d’avoir un enfant et la date couperet de l’interdiction approche rapidement : c’est la biographe. Mattie, la meilleure élève de Ru, est curieuse, et enceinte : c’est la fille. Susan en a assez de sa vie de femme au foyer avec son mari et ses deux enfants : c’est l’épouse. Et Gin, celle qui vit dans les bois, qu’on appelle la sorcière, est accusée d’avoir provoqué un avortement : c’est la guérisseuse. [scald=24436041:sdl_editor_representation] Ce sont les destins de ces quatre femmes que suit Leni Zumas dans ce roman incisif et piquant, drôle et alarmant. Un chœur qui nous secoue. Parce que ce qui se passe dans ce village peut se passer partout. La liberté de leur corps donnée aux femmes est partout menacée, remise en cause. Mais l’auteure ne se laisse pas aller qu’à l’âcreté : elle insiste avec bonheur sur les ressources extraordinaires que possèdent les femmes pour ne pas se laisser faire. Le livre montre les menaces mais aussi la lumière, l’espoir. Leni Zumas était à America. Nous l’y avons rencontrée. Le titre, « Les heures rouges », ça fait référence au sang, aux règles, donc à la fertilité et à l’infertilité ? Oui mais pas que. Il y a aussi des connotations d’inconfort, de problème et de colère. On suit quatre femmes. Pourquoi ces quatre-là ? C’est un bon échantillon de ce que sont les femmes ? Un petit échantillon, sans doute. Quand j’ai commencé à penser à cette histoire, je n’avais pas de plan, je n’avais aucune idée de ce que devait représenter chaque personnage. C’était davantage à partir de mon expérience personnelle que je les ai imaginés. Et que je me suis rendu compte que chacune tenait un rôle. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, chacun est affublé d’une sorte de label, d’étiquette : on est l’immigrant, l’illégal, le musulman. Ces manières réduisent les gens à une seule chose et c’est pour cela que j’ai choisi l’épigraphe de Virginia Woolf : « Car rien n’était simplement une chose. L’autre phare était vrai aussi. » Personne ne peut être réduit à une seule chose. Pourtant, aux Etats-Unis, on insiste toujours sur la vie familiale, les enfants, etc. Comme si cela rendait les intéressés plus dignes de confiance. Même Hillary Clinton dans la bio de sa page Twitter accentue : épouse, mère, grand-mère, et, au milieu, secrétaire d’Etat… Pour en revenir à mes personnages, je voulais jouer avec cette idée du rôle et montrer qu’on n’est pas qu’une seule chose dans la vie, qu’on ne peut pas être réduits. Vous saviez dès le début qu’il y aurait quatre femmes ? Je n’avais aucune idée précise. J’ai commencé à écrire il y a huit ans. Et c’est parti de moi. Je voulais devenir mère, être enceinte, et j’avais des problèmes à le devenir. J’ai rendu souvent visite aux médecins. Et j’ai beaucoup pensé. Ma situation est-elle normale ? Comment je vis cela ? Et voilà comment j’ai imaginé le personnage de la biographe, qui n’est pas moi mais qui a certains traits en commun avec moi. Et puis j’ai ajouté des personnages. Je voulais la guérisseuse, par exemple, parce qu’elle vit en dehors de la société. Le destin de ces quatre femmes est dramatique. Pourquoi toutes les dystopies féminines actuelles, comme « La servante écarlate », sont-elles pessimistes ? Quand je pense à mon roman, je ne pense pas à une dystopie. Parce que la loi interdisant l’avortement, qui est effective dans le roman, a déjà été proposée par des politiciens actuels. Une de mes peurs, c’est que cela survienne réellement. Et ce serait possible s’il y avait une majorité conservatrice à la Cour suprême. Mais pour revenir à votre question, toute cette problématique concernant les femmes, comment voulez-vous qu’elle prenne une dimension utopique ? Aujourd’hui déjà, c’est très difficile pour certaines femmes. Certaines n’ont pas les moyens de s’offrir une clinique, de prendre les jours de congé nécessaires, etc. Je ne crois néanmoins pas que tous les livres qui parlent d’un futur proche doivent être pessimistes. Le mien ouvre quand même quelques possibilités, ce qui me semble plus réaliste que le plus pur pessimisme. Il y a une cinquième femme, dans le livre. Mais elle est aux antipodes des autres. Elle a abandonné toute féminité pour explorer l’Arctique. C’est elle dont Ru dresse la biographie. Elle est du XIXe et elle accomplit des choses bien plus radicales que celles du XXe. J’ai imaginé Eivør Minervudottir à cause de Ru. Ru veut absolument avoir un bébé à elle mais elle veut aussi donner une voix à une femme qui n’a pas eu la moindre chance d’avoir un enfant, une exploratrice que l’histoire n’a pas retenue. Je voulais aussi qu’on sache sur quoi la biographe travaillait. Etiez-vous en colère en écrivant ? Parfois oui. Il y avait de la colère, de l’anxiété, de la peur. Surtout en commençant à écrire. Parce qu’après je suis devenue enceinte (et mon fils a cinq ans aujourd’hui) et ça a changé ma relation avec les personnages comme Susan. Votre écriture épouse les sentiments de ces femmes. Vous n’hésitez pas à faire dresser des listes à vos personnages. Et certains pensent constamment de manière chaotique, passant d’une chose à l’autre, comme si les pensées n’étaient jamais fluides. Une des raisons pour laquelle j’écris lentement, c’est que je me pose beaucoup de questions sur les mots et les phrases. Comment utiliser les formes pour ne pas détériorer le flux des pensées des personnages ? J’ai appris beaucoup en lisant Woolf, Faulkner, Joyce. J’ai vu que ce qu’il y a sur la page peut mimer les émotions de l’esprit. Et particulièrement avec Susan, parce que son esprit est chaotique, ce qui montre une certaine désintégration d’elle-même. Je relis beaucoup les phrases que j’ai écrites, je doute, je reprends. C’est long et dur. Les premières phrases du roman sont raturées. C’est audacieux. C’est une façon de montrer dès l’entame du roman qu’il n’y a pas de logique pure, qu’il y a de l’incertitude, des changements, des sauts, des mutations. Qu’il faut aller au-delà de la réalité apparente.

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