«La condition humaine est d’essence paradoxale»

Une série d’assassinats mystérieux font écho à des crimes commis durant le carnaval de Venise en 1575, connu sous le nom de « Carnaval noir ». L’Histoire se répéterait-elle ? Un professeur de latin de l’Université de Genève, en défrichant les vieux textes, se retrouve sur la trace d’un groupuscule d’extrême droite de la Curie romaine et de mercenaires de Daesh qui ont pour but d’éliminer le pape jugé trop bienveillant à l’égard des migrants. Rencontre avec l’auteur de ce polar érudit à tiroirs sous influence Umberto Eco, le Suisse Metin Arditi. Il y a beaucoup de choses dans votre roman. Quel a été le point de départ ? Ce sont plusieurs petites rivières qui ont créé un fleuve. Mais la première, c’était le livre d’Owen Gingerich, un professeur à Harvard qui avance que les théories de Copernic étaient connues de son temps. Or, la révolution copernicienne n’a éclaté que cent ans plus tard. Ça m’a troublé. Comment expliquer cela ? C’était le point de départ. Je me suis dit : c’est l’Eglise. Mais comment ? J’ai développé une intrigue autour de cela en y ajoutant ma fascination pour Venise au XVIe siècle. J’avais pour idée de faire se rejoindre la période ancienne et actuelle. Vous avez une chronique hebdomadaire dans le journal « La Croix ». Cela a-t-il eu un impact sur le roman ? Cette chronique me pousse à maintenir un contact continu avec ce qu’on peut appeler la « cathosphère ». Et ce que j’ai lu au courant de l’année passée m’a surpris. Je ne pensais pas qu’il y avait dans cette « cathosphère » autant de violence. Regardez dernièrement ce qu’il s’est passé avec le pape, je pense à l’archevêque Vigano qui l’a accusé d’avoir couvert un cardinal pédophile, ça m’a fait penser à mon personnage de Fernandes Diaz qui veut tuer le pape dans le roman. Toutes ces intrigues au sein du Vatican ! En cinq siècles, c’est comme si rien n’avait changé. Vous dites dans votre roman que le fondamentalisme n’a pas de couleur, pas de religion et qu’il vient du refus du changement… Il y a ça, mais il y a aussi le fait que de tout temps, il y a des gens qui sont dans une sorte de désarroi. Que ce soit pour des raisons personnelles ou économiques. Et ces gens sont des proies prêtes à être dévorées par des organismes qui cherchent à agrandir leur emprise, à prendre possession d’eux. Ce n’est pas la mission de l’Eglise. La mission de l’Eglise, c’est d’aider, c’est la charité. Mais il peut y avoir des initiatives personnelles malsaines… Je ne parle pas de l’islam ici, mais de l’Occident, de la chrétienté. Le dialogue entre le Christ et le Malin dans le désert est au cœur de tout. Qu’est-ce que veut l’homme ? Est-ce qu’il veut vraiment son libre arbitre comme Jésus a choisi ? Des gens plus cyniques comme mon personnage de Fernandes Diaz considèrent au contraire que l’homme ne veut pas de sa part de libre arbitre. Comme dans ce dialogue dans Les frères Karamazov, ils pensent qu’« en estimant moins l’homme, tu [Jésus] lui aurais rendu son fardeau plus léger ». C’est le cœur de tout. Quelle est la part de libre arbitre dans le cœur de l’homme ? Les hommes veulent-ils seulement ce libre arbitre ? Comment considérez-vous l’action du pape François ? Est-ce un pape progressiste ? C’est un pape extrêmement progressiste. A bien des égards, je trouve qu’il est admirable. Je ne peux pas être d’accord avec tout ce qu’il dit, mais j’ai le même problème avec ma femme (rires). Maintenant, des associations homosexuelles l’ont critiqué, il a eu des mots malheureux, mais je pense qu’il s’agit d’une maladresse due à la fatigue plutôt qu’autre chose. C’est un pape qui ne se ménage pas assez… Parlons de Venise, qui est un véritable personnage de roman… Absolument. J’ai été quelques fois à Venise comme touriste, je n’ai pas aimé du tout. Et puis, j’y suis retourné pour écrire Le Turquetto, et j’ai plongé dans son histoire, imaginé les intrigues qui se sont jouées dans ses rues, j’ai adoré. Au XVIe siècle, Venise était en quelque sorte un résumé de l’humanité. De ce que l’humanité peut faire de plus beau et de plus laid. Imaginez Titien, tous ces peintres merveilleux et en même temps la peste qui ravage la ville. Cette ville avait en elle Dieu et le Diable. « Carnaval noir » m’a fait penser au « Pendule de Foucault » d’Umberto Eco. Lui critiquait l’occultisme en le dévoilant, vous êtes plutôt sur des questions de religion, de pouvoir… Carnaval noir repose sur la question du Bien et du Mal. C’est la lutte de gens qui s’approprient le Bien. Et à partir de là, la chasse est ouverte. Tout est permis parce que c’est au nom du Bien. Et ça, c’est le fascisme. Carnaval noir est une critique de l’intolérance et une constatation qu’à cinq siècles de différence, rien n’a changé parce que la nature humaine n’a pas changé. Le fond de l’affaire, c’est que la condition humaine est d’essence paradoxale. Et il est parfois très difficile d’affronter ce paradoxe.

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