L’Ukraine prend son indépendance religieuse de la Russie

Depuis Kiev, A l’est de l’Europe, c’est un véritable séisme qui est en train de secouer le monde orthodoxe. Ce jeudi, le Patriarche œcuménique de Constantinople, Bartholomée, chef spirituel des 300 millions de Chrétiens orthodoxes dans le monde, a accordé l’autocéphalie à l’Église orthodoxe ukrainienne –Patriarcat de Kiev (EOU-PK)– après quatre siècles de domination spirituelle, juridique, mais aussi politique du Patriarcat orthodoxe de Moscou sur les croyants ukrainiens. Dans le monde byzantin, les termes sont complexes et peinent à rendre compte au commun des mortels de l’ampleur historique du geste effectué. Jusqu’ici, l’Ukraine, qui avait retrouvé son indépendance en 1991 à la chute de l’URSS, était la seule grande nation slave orthodoxe moderne (avec la Biélorussie) à ne pas disposer d’une Église orthodoxe indépendante, dans le cadre de ses frontières reconnues. Depuis un quart de siècle, deux églises se font donc concurrence en Ukraine : l’Église orthodoxe russe liée au Patriarcat de Moscou, qui domine cette partie de l’Europe depuis le XVIIe siècle, et l’Église orthodoxe ukrainienne liée au Patriarcat de Kiev née en 1992 après l’indépendance du pays. Seulement, le Patriarcat de Kiev était jusqu’ici considéré comme « non canonique », c’est-à-dire non reconnu par Istanbul. L’importance de Kiev La ville de Kiev a une place à part dans le monde orthodoxe, elle est la matrice des enjeux identitaires et politiques de l’Europe orientale. Fondée bien avant Moscou, l’ancienne capitale de la Rus’ de Kiev est le berceau historique de la civilisation slave orthodoxe, après le baptême en l’an 988 du grand prince Volodymyr, appelé Vladimir par les Russes. Depuis, Ukraine et Russie modernes se disputent ce baptême et cette ville comme leur berceau historique. Or, à bien des égards, la décision prise ce jeudi constitue le plus grand clash politique et religieux du monde orthodoxe depuis mille ans. Le Patriarcat œcuménique de Constantinople a réuni ses chefs religieux en synode à Istanbul et a pris les décisions suivantes : octroyer l’autocéphalie à l’Ukraine, rétablir dans ses droits Philarète, le vieux patriarche de Kiev excommunié après 1992 et révoquer les actes de l’an 1686 qui avaient accordé au Patriarcat de Moscou la primauté sur l’Ukraine. Coup de tonnerre Cette annonce, attendue depuis plusieurs mois en Ukraine, a fait l’effet d’un coup de tonnerre. « Les décisions du Patriarche œcuménique et du Synode ont finalement dissipé les illusions impériales et les fantasmes chauvins de Moscou, c’est une question d’indépendance, de sécurité nationale, d’État, de géopolitique mondiale », a ainsi déclaré jeudi le président ukrainien Petro Porochenko, qui a fait de l’indépendance religieuse de son pays un de ses arguments de réélection en 2019. En 2013, à l’orée de la révolution de Maidan, seulement 15 % des Ukrainiens se reconnaissaient dans le Patriarcat de Kiev, car les actes de ce dernier n’étaient pas « canoniques », c’est-à-dire reconnus par la communauté des croyants. Au contraire, le Patriarcat de Moscou dispose en Ukraine d’un réseau de 12.000 paroisses. Seulement, les positions ambiguës de ce dernier, voir le soutien de certains hiérarques à l’annexion de la Crimée et à la politique du Kremlin, ont hérissé les Ukrainiens. Selon une étude du Centre Razoumkov, ils seraient désormais plus de 30 % à se reconnaître dans le Patriarcat de Kiev alors que l’étoile du Patriarcat de Moscou a pâli à une vitesse grand V, au gré des événements dramatiques secouant l’Ukraine ces cinq dernières années, en particulier l’agression russe dans le Donbass. « Il s’agit d’un processus qui s’est engagé et qui ne s’arrêtera pas », estime Lioudmila Filipovna, professeur de théologie à Kiev. Par ailleurs, dans le contexte de la guerre que se livrent l’Ukraine et la Russie dans le Donbass, Kiev considère la branche ukrainienne du Patriarcat de Moscou comme un « relais d’influence du Kremlin » et cherche par tous les moyens à couper l’influence de ce dernier sur la société. Au contraire, la branche russe de l’Église ukrainienne nie son implication politique et estime « promouvoir la paix » dans l’est de l’Ukraine. Menace d’un nouveau schisme Forcément, la décision de Constantinople a rendu furieux les hiérarques du Patriarcat de Moscou. Ce dernier considère le Patriarcat de Kiev comme « illégitime » et a menacé de tout simplement couper les ponts avec le Patriarcat œcuménique orthodoxe, ce qui constituerait le plus grand schisme religieux depuis celui de l’an 1054, qui a vu les églises chrétiennes d’orient se séparer de celles d’occident, les orthodoxes des catholiques. « Constantinople ouvre la boîte de Pandore », commentait jeudi l’archevêque Klement, porte-parole de l’église orthodoxe ukrainienne (Patriarcat de Moscou), qui ne croit toujours pas au tomos. En effet, la prochaine étape est l’établissement d’un tomos, un acte administratif créant officiellement l’Église indépendante ukrainienne unifiée, et niant la tutelle juridique et spirituelle moscovite sur l’Ukraine. Ce tomos pourrait être accordé avant fin de l’année. Cependant, le patriarcat de Moscou n’a pas dit son dernier mot. Jeudi soir, certains responsables appelaient les paroissiens à venir protéger les églises et les lieux saints en Ukraine. Des incidents ne sont pas à exclure si les groupes nationalistes ukrainiens interviennent manu militari pour prendre le contrôle de certaines églises ou monastères. Après la Crimée et le Donbass, la foi est le prochain champ de bataille entre Ukraine et Russie.

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