Clara Dupont-Monod: «Aliénor, c’est une femme qui dit non»

Clara Dupont-Monod est une interlocutrice particulière. Les yeux toujours allumés d’un sourire, l’enthousiasme communicatif, la faconde sympathique. C’est une passionnée, l’écrivaine française. De l’Histoire et des gens qui la font. Ceux qu’on a un peu oubliés, comme le roi Marc, le mari de l’idylle Tristan et Iseut (La folie du roi Marc, 2000) ou Juette de Huy, une mystique du XIIe siècle (La passion selon Juette, 2007). Et ceux qu’on croit connaître, comme Aliénor d’Aquitaine (1122-1204), qui fut reine de France puis reine d’Angleterre, et la mère de Richard Cœur de Lion et de Jean sans Terre, acteurs de la saga de Robin des Bois. [scald=24720553:sdl_editor_representation] Après un premier roman, Le roi disait que j’étais diable (2014), qui parle du mariage d’Aliénor avec le futur roi de France Louis VII et de leur séparation, voilà La révolte. « J’avais laissé Aliénor reine de France dans le tome 1 et elle quittait son mari, le roi de France. Mes lecteurs me demandaient : et alors ? » Elle a 30 ans, elle épouse Henri, qui va devenir roi d’Angleterre, il lui fait huit enfants. « Et en 1173, elle convoque ses trois fils et leur dit : venez les enfants, on renverse papa. Elle lève une armée, échoue, se déguise en homme pour fuir, est mise en résidence surveillée pendant quatorze ans, c’est Richard qui la libère. Il part en croisade, au retour il est fait prisonnier et elle va trouver l’énergie à 70 ans d’écumer l’Europe pour amasser la rançon. Et finalement elle enterre tous ses enfants, sauf le dernier, Jean sans Terre, qu’elle n’aime pas, qu’elle trouve bas de plafond et caractériel, et elle meurt à 82 ans. » Un fabuleux destin. Absolument romanesque. « Je me suis dit que je ne pouvais pas laisser Aliénor, et ça m’arrangeait parce que j’avais très peu envie de la quitter. » Mais à la fin, elle meurt. L a, je me demande comment je vais faire ? Ça fait huit ans que je vis avec elle. Il faudra que je trouve quelqu’un qui me harponne le cœur comme elle. » Le premier roman alternait les points de vue d’Aliénor et de Louis VII. Ici, c’est Richard Cœur de Lion qui parle. C’est le fils qui parle de sa mère. Et c’est ce qui m’a permis d’aborder Aliénor. On a beaucoup écrit sur elle, c’est une légende. J’avais l’impression, en écrivant, qu’elle me toisait des pieds à la tête : ça fait dix siècles qu’on écrit sur moi, qu’est-ce que toi Dupont-Monod tu peux ajouter ? J’ai pris Richard parce qu’il doit aimer Aliénor autant que moi je l’aime. C’était le seul à pouvoir déceler chez elle ce que cachent ses poings serrés, son côté forteresse. Personne ne la saisit mieux que lui. En croisade, il se trouve devant la forteresse de Saint-Jean-d’Acre et il lui dit ; tu as une triple rangée de murailles épaisses, des stratagèmes secrets, on ne peut pas t’aborder frontalement, je connais ce genre de tempérament, c’est celui de ma mère. Lui seul pouvait déceler derrière la forteresse la femme qui sommeille. Aliénor, c’est la reine qui voulut être roi : c’est une femme de pouvoir, une femme d’ambition blessée, elle a tout contre elle. Seul Richard pouvait porter le regard enveloppant et doux que je voulais. Pourquoi aujourd’hui devrait-on lire votre roman ? Parce que le Moyen Age ne mérite pas cette réputation qui lui colle aux basques de période obscurantiste, violente, barbare. Alors que par bien des aspects il est beaucoup moins barbare que notre XXIe siècle, et ne parlons pas du XXe. Regardez : on dit « remercier » pour licencier quelqu’un, n’est-ce pas une façon pour la violence d’avancer planquée, hypocritement maquillée ? Et donc ça en décuple la puissance. Au Moyen Age, la violence n’était pas niée, on tentait de la codifier tout le temps. Evidemment, ça ne marchait pas toujours. Mais on est dans une tentative de civilisation du comportement humain. La femme travaille, il n’est pas rare qu’elle prenne l’épée et défende sa forteresse. On se lave les mains avant de passer à table, on invente le français. Le XIIe est un siècle de grande lumière et d’avancées. Et puis on peut lire La Révolte parce qu’on a envie de dire non. Ce roman, c’est l’histoire d’une femme qui dit non. Aliénor nous parle aujourd’hui de par sa volonté d’indépendance. Weinstein n’aurait même pas osé l’approcher. C’est difficile de dire non, de se lever et de dire je refuse. Il faut du chagrin et de l’audace. Elle a passé sa vie à faire ça. C’est une femme debout. A l’abbaye de Fontevraud, regardez son gisant : les plis de sa robe montrent qu’elle a été sculptée debout, pas couchée. Debout jusque dans la mort. Elle dit à un moment dans votre roman : « Mon armée, ma vraie, celle qui passe les siècles et ne plie devant personne, c’est la littérature. » Aliénor a été le premier ministre de la Culture. Elle donne gîte et couvert aux poètes, en leur demandant d’écrire des poèmes. Elle a le premier grand coup de marketing de notre histoire : son mari Henri le Plantagenêt n’arrivait pas à asseoir sa suprématie en Angleterre. Elle a déniché l’histoire d’un roi Arthur avec une épée sortie d’une roche, la Table ronde, le Graal, etc. Ça a enflammé l’Angleterre. C’est du storytelling avant l’heure. Elle savait de qui tenir avec son grand-père, Guillaume IX d’Aquitaine, le troubadour libertin et dévoreur de petites dames, qui a fondé l’amour courtois, et qui avait dessiné sa maîtresse nue à l’intérieur de son bouclier : elle me porte sur le lit, je peux bien la porter sur le champ de bataille. C’est magnifique. Richard Cœur de Lion, on connaît. Mais son père ? Mais Louis VII ? Vous avez donné une voix à ceux qui n’en avaient pas ? La littérature est faite pour ça : donner une voix à Louis VII, à Aélis, la fiancée délaissée et désespérée de Richard, à Henri II. C’est valable pour les ombres comme pour les plus connus. De Richard, on ne connaît que les clichés. Oui, la littérature donne une voix à ceux qui n’en ont pas. Jouette de Huy, qui a signé le début de la vague mystique qui va submerger l’Europe, le roi Marc, le mari zappé dans le mythe de Tristan et Iseut. N’y a-t-il pas quand même une solution de facilité à prendre des personnages historiques et leur faire faire n’importe quoi ? Ce n’est pas grave. La science et l’imaginaire marchent ensemble. Les auteurs sont quand même obligés de respecter l’histoire. Après, c’est la fameuse phrase d’Alexandre Dumas : « L’histoire est un clou auquel j’accroche mes romans comme des tableaux. » C’est le jeu.

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