Dans la toile de Van Gogh à la Bourse de Bruxelles

Ils sont trente. Il est onze heures du matin. Dans les enceintes : des violons et des oiseaux. Aux murs de la grande salle : des autoportraits mouvants, des tournesols, des moulins, des crabes, des squelettes et des mangeurs de pommes de terre qui glissent d’un écran à l’autre, se troublent, fondent, se diluent puis se recomposent en une étincelante pluie de pixels. Trente humains, tout âge, tout sexe, pris par la féérie. Parmi eux, un jeune homme seul, en pull, baskets, sac à dos, immobile dans un fauteuil. Il ne dort pas, ses yeux sont grands ouverts. Derrière lui, un septuagénaire en blouson bicolore d’entre-saison reste debout, les bras croisés. Il porte des sandales avec des chaussettes. Un autre s’appuie sur l’une des colonnes de la Bourse. Il a un bel appareil photo et un petit sac carré de professionnel qui pend à l’épaule de sa veste beige, pleine de poches. Un couple d’amoureux est assis par terre, en retrait, sur un tapis. Elle lui tourne le dos, il la tient dans ses bras. Une jeune femme se couche sur le parquet, se retourne et se prend en selfie sous la voûte immense. Tout là-haut, dans la pénombre, la lucarne se détache sur une aurore boréale mauve. On va aller les déranger, les sortir de leur torpeur une minute. Pour savoir s’ils se sentent coupables. Coupables d’admirer des œuvres qui ne sont pas des œuvres, des toiles qui ne sont pas des toiles mais des écrans. C’est mal ? On a le droit ? Si on aime le vrai, l’original, l’authentique, est-ce se renier que d’aller voir une expo où les peintures sont retravaillées par ordinateur, animées et mises en musique ? Le premier qui répond s’appelle Vincent Van Gogh : « Il faut commencer par éprouver ce qu’on veut exprimer » dit la phrase au mur à gauche de l’entrée. La seconde, c’est Claire, 46 ans, institutrice primaire. « J’ai vu le même type d’expérience à Paris, sur Klimt, je connaissais déjà le système, elle raconte. Et j’ai adoré. Pourquoi ? Parce qu’il y a une lumière qui ressort des tableaux et on ressent des choses qui prennent vie devant les yeux. Là j’ai une petite frustration : dans l’endroit où ça se passait, à Paris, à L’Atelier des Lumières, l’immersion était totale. Il y avait des œuvres au sol, au plafond, partout. Ici, ce n’est qu’autour de nous. » Ce type de production, ça ne la « gêne pas du tout, au contraire. Je trouve ça très sympa pour les familles. Ça permet de découvrir des formes, des couleurs. Ça me touche en tant que prof. Pour les enfants, c’est un bon premier pas. » Pouvoir particper Wim vient de la région d’Alost. Il bosse dans une maison pour enfants du juge. Il a 53 ans. Il est venu avec sa fille de 18 ans, la jolie brune tout là-bas qui marche le nez en l’air. « Mon père était fan de Van Gogh et on a visité des tas de lieux où il avait vécu. On a vu sa tombe, l’hôpital psychiatrique où il a séjourné… Alors voilà, il m’a communiqué sa passion, et je l’ai communiquée à ma fille. » Wim n’est pas très musée, en général. « Vraiment pas. Mais cette expo-ci, on voulait la voir. Je regrette juste que le bâtiment soit aussi imposant, parce que Van Gogh était plus un homme de petites pièces, de petites chambres et de petits cafés. » [scald=24775263:sdl_editor_representation] Gail et Sarah (26 ans) sont attablées devant des feuilles et des crayons. Elles tentent de reproduire des tableaux du peintre : Gail pose un arc-en-ciel sur l’un des fameux champs bordés de cyprès, Sarah s’attaque aux tournesols. Elles scanneront ensuite leurs dessins et ils seront projetés, avec ceux d’autres visiteurs, sur le mur de cette 4e salle du parcours. A leurs côtés, deux copines sexas qui sont venues parce qu’elles ont vu le reportage à la télé, colorient frénétiquement. Gail, boucles rousses, Ecossaise, est institutrice. Sarah, brune à frange façon Poison Ivy, fan d’abstrait en général et de Pollock en particulier, est professeur d’art en Ecosse. Elles sont en vacances à Bruxelles. Elles roulent les r en anglais, les gens adorent. « J’ai voulu voir cette expo en passant devant et je ne suis pas déçue, explique Sarah (Sêrrrêh). L’interactivité, la musique, le découpage des formes et des couleurs, c’est incroyable. On s’est installées dans les fauteuils de la grande salle et c’était tellement relaxant, on aurait pu passer des heures dans cet endroit ! Juste à regarder les murs. » Pour elle, « le contexte est aussi important que l’œuvre elle-même. Comprendre l’artiste, connaître les lieux, les circonstances, l’état d’esprit dans lequel il était au moment de la création de l’œuvre. J’enseigne à l’université, j’essaie de leur expliquer ça, que c’est ce qui permet de garder l’esprit ouvert. » Quand le musée devient vivant Cinq jours à Bruxelles pour Edgar (34 ans, Portugais) et Giulia (27 ans, Italienne) qui vivent et travaillent dans un customer service au Portugal. « Je voulais aller voir “l’Expérience Van Gogh” à Lisbonne mais je m’y suis prise trop tard. Alors ici, on s’est dit : “Perche no ?” J’aime beaucoup les musées, les vrais musées mais le virtuel, comme ça, sur grand écran, qui permet de voir les tout petits détails, et qui permet de s’approcher au plus près de la peinture (même si, je sais, ce n’est pas une peinture) là où d’habitude on doit rester à une certaine distance des œuvres, je trouve ça vraiment agréable. Vous avez vu le petit train qui se balade d’une toile à l’autre ? » Edgar trouve que la bande-son omniprésente, les images animées, « c’est quelque chose de neuf. De vivant. Ça n’enlève rien au plaisir d’aller au musée. C’est un petit plus. » [scald=24775262:sdl_editor_representation] Mais pas une seule œuvre du maitre Astrid pense comme lui. Suisse, 53 ans, quatre jours à Bruxelles. Elle a vu l’affiche. Elle adore voir les fleurs tomber des tableaux.« C’est l’avenir, des expositions comme celle-là. Les gens, ça les fait rêver. Ça ne remplacera pas les musées, non, mais les musées classiques devraient s’en inspirer. » Valérie, 40 ans, social media expert et copywriter, est moins convaincue : « Il n’y a même pas une œuvre originale, pas une seule. Si j’emmène mon fils à une expo Van Gogh, j’aimerais quand même qu’il en voie une. Il n’y a pas d’émotion comparable avec celle qu’on ressent devant une toile de maître. Moi, je pleure devant Basquiat. » Gérard, enfin. 72 ans, Bruxellois, ex-ingénieur, revient de Paris où il a vu le Picasso Bleu et Rose du Musée d’Orsay. Gérard dit que « l’art, c’est une affaire de sentiments. Parfois on ne comprend pas, pas du tout. Dans l’art moderne, je suis perdu. Van Gogh, c’est autre chose. Avec ma femme, on est allés à Amsterdam voir le musée Van Gogh qui est remarquable. Il y a des centaines d’œuvres là-bas. Ici, on vous aide à les comprendre. C’est un complément idéal à ce qu’on a vu il y a 8, 10 jours. On vous donne des clés, des explications, tout en vous plongeant dans le rêve. » [scald=24769886:sdl_editor_representation] Il se dirige vers la salle de réalité virtuelle où un petit film de six minutes l’emmènera dans la ville d’Arles deux siècles en arrière. Les champs, les bois, la nuit étoilée, le Rhône… « Depuis l’ouverture, ça ne désemplit pas, murmure le jeune homme en charge des casques VR. Il y a des jeunes, des vieux, des touristes, des familles… Ils ont l’air contents. Quand ils retirent leur casque, parfois, les plus âgés, ils pleurent. » Sous la voûte du Palais de la Bourse – la Bourse, contemporaine du jeune peintre qui vivait à Bruxelles quand elle a été construite, en 1873 ; il avait 20 ans –, la moitié des visiteurs a les bras tendus vers les peintures, comme pour les toucher. Sauf qu’à la main, ils tiennent leur téléphone en mode vidéo. Etrange, non, comme on cherche toujours à s’extraire lorsqu’on est immergé.

Votre compte

Dans la toile de Van Gogh à la Bourse de Bruxelles

Découvrez la suite, 1€ pour 1 mois (sans engagement)

Avec cette offre, profitez de :

Le fil info

0 Commentaire

Aussi en Expos en cours

Critique Du côté des pavillons vénitiens

Critique Marie Sordat, Sarah Joveneau et Laure Winants: trois univers de photographes

Prix Jeunes Artistes, Before Time Began...: les quatre expos à ne pas manquer cette semaine

Arts plastiques: retrouvez toutes nos critiques d’expos

Critique «L’œuvre au corps» allie les plaisirs de l’art à l’art de la table

Allez au-delà de l'actualité

À la Une

Analyse Du maillot vert au maillot jaune: Wout van Aert change de peau

Bart De Wever fustige à nouveau le gouvernement fédéral

Portrait Pas de fumée blanche pour les pensions: Karine Lalieux, femme du parti et de répartie

Wimbledon: Nadal se qualifie pour les 8es et recadre son adversaire

Rock Werchter: Phoebe Bridgers rend hommage à la Belgique

Immobilier: voici le prix des maisons en Belgique, commune par commune (carte interactive)

Le présentéisme structurel est en hausse

De plus en plus de travailleurs belges cumulent deux jobs

Dépliants toutes boîtes : un vrai service à la clientèle

Les sections du site

Les services

Groupe Rossel