Aux USA, les «fake news», une affaire d’État
Galvaudé, le mot « fake news » est devenu un concept fourre-tout, brandi à tort et à travers par des hommes politiques agacés par des vérités qui leur déplaisent. Le risque de minimiser l’impact des campagnes de désinformation est bien réel.


D es informations fausses, fausses et dégoûtantes », des gens « horribles, affreux ». Cela se passe un jeudi soir, le 2 août dernier, en Pennsylvanie. Un discours ordinaire du 45e président des États-Unis, pays qui a pourtant gravé la « liberté de la presse » dans le premier amendement de sa Constitution. Un socle inviolable, dont Donald Trump ne s’est jamais trop embarrassé. Sa diatribe s’étale sur près de 15 longues minutes. La foule exulte. Éructe sa haine. Et hue les quelques journalistes présents dans la salle.
Chaque année, Donald Trump pousse la coquetterie jusqu’à distribuer ses « fake news awards ».
Son trio de tête est invariablement le même : CNN, le New York Times et le Washington Post, lequel, du reste, lui renvoie assez bien la politesse. Sal Rizzo, journaliste, pilote l’une des plus célèbres rubriques du prestigieux journal, celle consacrée au « fact checking » (« vérification de faits »). « Sur les 600 premiers jours de sa législature, nous avons identifié 5.001 allégations fausses ou trompeuses. » Ce qui donne un rythme soutenu de plus de huit sottises par jour…
« En 2017, ça allait encore. En 2018, il a vraiment pété un câble », poursuit Sal Rizzo. « Il s’est transformé en “tweeter” compulsif. » Au point que le New York Times a dû renforcer son équipe de garde la nuit. Le président est en effet coutumier des tweets nocturnes. Même le maire, démocrate, de Philadelphie, ne nous masque pas son agacement. « Ce déluge de désinformation en provenance du plus haut niveau du gouvernement américain est inédit », s’énerve Jim Kenney.
« En permanence, nous sommes amenés à lutter contre les informations erronées que la Maison-Blanche publie presque toutes les heures. Le problème c’est que ce discours renforce la xénophobie et la haine des migrants dans ce pays. Et que les Américains sont particulièrement vulnérables à la propagation de la désinformation. Ils manquent de compétences pour déchiffrer ce qui est vrai ou faux », conclut Jim Kenney, un des plus fervents soutiens aux initiatives d’éducation aux médias, dans sa ville et aux Etats-Unis.
« Trumped »
« N’oubliez jamais : l’ennemi, c’est la presse », aurait lancé Richard Nixon, en 1972, à son conseiller, Henri Kissinger. Mais les temps ont changé. « Après le Watergate, le public considérait encore la presse comme un chien de garde de la démocratie », relève Dan Shelly, qui dirige la plus importante association professionnelle de journalistes aux États-Unis (Radio Television Digital News Association). « Dans toute l’histoire des États-Unis, il y a eu des événements dramatiques (Pearl Harbour, 11 Septembre…). Mais à chaque fois, le pays s’est réunifié. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il y a une crise de couple entre les journalistes et le public, qui correspond avec une vague populiste, ici et partout dans le monde. »
« Trump a divisé les Américains plus que jamais », soutient Dan Shelly. « La rhétorique de la Maison-Blanche à l’égard des journalistes et de la presse, pilier essentiel de notre démocratie, est en rupture totale avec l’histoire et les fondamentaux des Etats-Unis. Pire, Trump a déclenché un effet de contagion sur une série de leaders politiques dans le monde, notamment en Europe. Et créé un climat de méfiance généralisé. » Le monde a, en quelque sorte, été « trumped » (trompé, en anglais), comme le sous-entend l’une des expressions les plus en vue au café du Commerce.
À cela, s’ajoute une confusion des genres. Galvaudé, le mot « fake news » est devenu un concept fourre-tout, brandi à tort et à travers par des hommes politiques agacés par des vérités qui leur déplaisent. Le risque de minimiser l’impact des campagnes de désinformation, orchestrées par des Etats, dans le but de manipuler l’opinion et de déstabiliser les démocraties, est, lui, bien réel.
Les « fake news » sont une arme
Pour Alan Miller, ancien Prix Pulitzer, il y a urgence. Après 21 ans passés au Los Angeles Times, il crée le News Literacy Project (NLP), aujourd’hui l’une des plus importantes initiatives en termes d’éducation aux médias, aux États-Unis et dans le monde. On est en 2008, au lendemain de la campagne présidentielle Obama-McCain, la première à s’être jouée sur les réseaux sociaux. « La capacité de déterminer ce qui est fiable ou pas est devenue une priorité d’éducation nationale et un gage de survie au XXIe siècle », avance l’ancien journaliste dont le programme de « désintox », baptisé « Checkology » (www.checkoolgy.org) a servi de support pédagogique pour des dizaines de milliers d’écoliers. « Abandonner les faits, c’est abandonner sa liberté. Or, aujourd’hui, même la vérité est devenue suspecte. »
Avec l’agilité juvénile du geek, Alan Miller aligne les exemples de bombardements de « mèmes » (images détournées) par les armées de trolls à la solde du Kremlin. Affirme que les Chinois s’y sont mis pour les « midterms ». Montre comment on a failli faire croire aux Texans qu’ils étaient envahis par les islamistes. Ou, dans un autre registre, que l’ouragan Florence aspirait les requins pour les recracher quelques kilomètres plus loin.
Et pour faire avaler des couleuvres, rien de plus simple, tant la technologie est désormais à la portée du premier venu. Que ce soit les « générateurs de fake tweets ». Ou les logiciels de détournement de vidéos, appelées « deep fake », qui relèguent Photoshop au rayon des antiquités. Il épingle celle lancée, à titre expérimental, par l’université de Washington et Buzzfeed où l’on fait dire à Obama : « « Nous entrons dans une ère où nos ennemis peuvent faire croire que n’importe qui dit n’importe quoi, à n’importe quel moment. Ainsi, ils pourraient me faire dire des choses comme, je ne sais pas, (…) le président Trump est un idiot total et absolu ! » Sur le premier point, à tout le moins, il a parfaitement raison.
En mars dernier, des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT, Cambridge), révélaient qu’une « fake news » avait 70 % de chances en plus d’être partagée sur les réseaux. Une information vérifiée, quant à elle, mettait six fois plus de temps à se propager. Voilà pourquoi, conclut Alan Miller, « les “fake news” sont une arme redoutable ».
Business juteux
Le hic, c’est que, malgré elles, elles sont au cœur même du « business model » des médias sociaux, comme Facebook ou YouTube (Google). Car, en marge de l’artillerie lourde déployée par le Kremlin, fleurit aussi une foultitude de petites officines. Autant d’internautes « à la petite semaine » qui ont bien capté la mécanique du buzz, quitte à propager des infos tordues pour attirer un maximum de « clics » vers des pages surchargées en publicités. Et récupérer une partie des revenus publicitaires générés par ces plateformes géantes.
Il faudra attendre janvier 2018 pour que Mark Zuckerberg reconnaisse sa responsabilité dans la propagation virale de la désinformation, russe et autre, sur son réseau. D’abord dans le déni, il confiait sa volonté de « réparer » Facebook. « Prévenir la propagation des fausses informations est l’une de nos priorités », ajoutait-il.
Trop tard pour les « midterms »
Rudoyés par la commission parlementaire mise en place pour faire la lumière sur les soupçons d’ingérence russe, Twitter, Google et Facebook ont progressivement ajusté leurs algorithmes. Des milliers de comptes ont notamment été supprimés. La procédure d’achats de publications sponsorisées a, de son côté, gagné en transparence. Mais ces mesures, censées éteindre l’incendie, n’ont pas (encore) eu l’effet escompté.
Pour Alex Stamos, ancien responsable de la sécurité à Facebook, il est malheureusement déjà « trop tard pour protéger les élections de 2018 ». Les dernières révélations « prouvent que la Russie n’a pas été dissuadée et que l’Iran suit ses pas », écrivait-il le 23 août dernier sur le blog Lawfare.
Pour autant, Facebook et Google ne se débinent pas. En témoignent les sommes investies pour soutenir les dizaines d’initiatives pédagogiques ou technologiques, tant publiques que privées, qui fleurissent aux États-Unis pour contrer la désinformation. Au-delà des discours de Donald Trump, l’appel à la mobilisation générale est tangible. Les « fake news » sont devenues une affaire d’État. Citoyens, universités, « think tanks », associations, mandataires publics… ils sont de plus en plus nombreux à monter au front.
« Et si vous pensez que Trump et la désinformation sont spécifiques aux États-Unis, vous avez tout faux », nous confie Jim McGann, à la University of Pennsylvania (Philadelphie). « C’est un phénomène mondial. Rien n’est local, tout est global. La maison est en feu. Ce qui se passe chez nous, aura des conséquences chez vous. La réponse est mondiale et passe par des collaborations, notamment entre think tanks, qui permettent d’apporter autre chose que des réponses simplistes à des problèmes complexes. »
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