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Le prix Sakharov, la paille et la poutre

Le choix de primer l’Ukrainien Oleg Sentsov plutôt que les ONG actives dans le sauvetage de migrants en Méditerranée est symptomatique de l’usage trop souvent instrumental que font les Européens de la défense des droits de l’Homme.

Carte blanche - Temps de lecture: 4 min

Créé en 1988, le prix Sakharov du Parlement européen est décerné chaque année à des personnes ou organisations ayant apporté « une contribution exceptionnelle à la lutte pour les droits de l’Homme dans le monde ». Avec sincérité quand un consensus se dégage autour de figures irréprochables, telles que le Sud-Africain Nelson Mandela, ou, plus récemment, le Congolais Denis Mukwege. De manière nettement moins crédible lorsque les arrière-pensées politiciennes ou partisanes viennent affaiblir la prétention à défendre ces droits partout et sans exclusive.

À intervalles réguliers, les factions dominantes de l’hémicycle tentent ainsi d’imposer des choix plus en phase avec leur orientation de plus en plus droitière. 2017 avait marqué un tournant en la matière : conservateurs et libéraux, au mépris de tout souci de collégialité, étaient passés en force en attribuant le prix à l’opposition vénézuélienne, elle-même accusée de violations des droits humains.

Des non-choix révélateurs

Cette année, la récompense échoit au cinéaste ukrainien Oleg Sentsov, condamné à 20 ans de détention en Sibérie pour son opposition à l’annexion de la Crimée. Les défenseurs de cette candidature proposée par le Parti populaire européen n’ont pas fait mystère de leur volonté d’envoyer un message à la Russie, où croupissent des dizaines de prisonniers d’opinion. Honorable, en soi, ce choix paraît discutable au regard des deux autres prétendants en lice, et apporte une illustration supplémentaire des ambiguïtés de la promotion des droits humains à l’européenne.

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L’un d’eux est le marocain Nasser Zefzafi, actuellement détenu pour sa participation au h irak, mouvement populaire réclamant des réformes sociales et politiques ainsi qu’une politique de développement dans la région déshéritée du Rif. Objectif de cette candidature portée par la Gauche unitaire européenne : adresser un message en faveur de la justice sociale et contre la répression des protestations pacifiques.

Comme Oleg Sentsov, Nasser Zefzafi paye le prix de son opposition à un régime liberticide, sous couvert de fausses accusations de terrorisme. Au-delà de l’arithmétique parlementaire, le triomphe de la candidature du premier s’explique aisément. Si choisir c’est renoncer, force est de constater qu’il est des renoncements plus commodes que d’autres. Et qu’il est plus facile, pour les Européens, de pointer la responsabilité d’un état réputé hostile que de cibler un partenaire stratégique aussi fidèle que le royaume chérifien. En outre, mettre l’accent sur les droits économiques et sociaux collectifs que symbolise le militant du hirak cadre mal avec la conception libérale des droits de l’Homme, réduite aux dimensions civiles et politiques, qui domine à Bruxelles.

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Charité bien ordonnée commence par soi-même

Le second, un groupement de onze ONG actives dans le sauvetage de migrants en méditerranée, était proposé par les Verts et les Socialistes et Démocrates. Palliant l’incurie et le cynisme des États membres obnubilés par la lutte contre « l’appel d’air », ces organisations ont porté secours à plus de 110.000 personnes depuis 2015.

Octroyer le prix Sakharov à ceux qui sauvent l’honneur des Européens, bafoué par leurs dirigeants aurait envoyé un signal fort. De l’accord avec la Turquie aux mesures de l’extrême droite italienne visant à empêcher le départ des bateaux de sauvetage, la politique migratoire cristallise le recul tangible des droits fondamentaux sur le Vieux Continent. Les régressions d’ampleur constatées dans ce domaine inclineraient à rompre avec la règle tacite attribuant traditionnellement la récompense à un non-Européen.

Pointer la Russie de Poutine plutôt que les propres travers des Européens contribue au contraire à nourrir les soupçons – pas toujours infondés – d’un usage souvent instrumental des droits de l’Homme par l’Occident. On voit mal, en effet, quelle crédibilité peut avoir une organisation qui s’érige en donneur de leçon international sans être elle-même capable de balayer devant sa porte. C’est d’autant plus vrai lorsque la psychose migratoire conduit à mépriser le premier des droits : celui à la vie.

La reconnaissance du principe de l’universalité des droits représente une conquête fondamentale dans la protection contre les rapports bruts de domination. Dénoncer leur violation de manière sélective ne peut que nourrir les tenants du relativisme, prompts à décréter la fin de l’idéal d’égale dignité de la personne humaine.

 

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