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Carte blanche: pénurie de médicaments anticancéreux, une menace pour les patients

Trois hématologues de renom s’alarment. « Il n’est pas possible d’imposer à un fabricant de poursuivre la production d’un médicament non rentable uniquement pour satisfaire une demande du marché. »

Carte blanche - Temps de lecture: 7 min

Dans l’édition datée du 27 décembre 2012 de la revue New England Journal of Medicine, un consortium d’hématologues américains rapportait les conséquences de l’indisponibilité d’un médicament de chimiothérapie utilisé dans le traitement de la maladie de Hodgkin, une forme de cancer des globules blancs hautement curable (1).

Lorsque ce médicament (la méchlorétamine) est devenu indisponible, il a été remplacé par un agent de la même famille (le cyclophosphamide) dont l’efficacité semblait « similaire », mais sans preuve scientifique formelle et sans qu’on puisse déterminer exactement la dose équivalente. Les auteurs ont alors comparé l’évolution de leurs jeunes patients, des enfants et des adolescents en l’occurrence, traités antérieurement de façon classique (avec la méchlorétamine) à celle des patients traités plus récemment avec le schéma par défaut (avec le cyclophosphamide). Après deux ans de suivi en moyenne, 88 % des patients traités de façon classique avec la méchlorétamine étaient en bonne santé sans rechute, tandis que ce pourcentage n’était que de 75 % avec le cyclophosphamide ! Le produit de substitution, imposé aux médecins par la pénurie du médicament de référence, était donc nettement moins efficace et entraînait un risque plus élevé de rechutes. Ces rechutes devaient être traitées agressivement, souvent avec une transplantation de moelle, entraînant une infertilité tant chez les filles que les garçons, plus de risques d’effets secondaires tardifs et des coûts accrus.

Un problème devenu récurrent

Comment expliquer cette situation aux conséquences désastreuses ? De marginal, il y a quelques années, le problème d’approvisionnement touchant des médicaments essentiels est devenu récurrent.

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Il a évolué de façon particulièrement aiguë en 2012 pour finalement concerner des centaines de médicaments : des antibiotiques, des médicaments d’anesthésie, des antihypertenseurs, des vitamines et des anticancéreux. Et ce problème préoccupe particulièrement quand il concerne des agents de chimiothérapie de référence et qu’une alternative strictement équivalente n’existe pas. Les succédanés sont souvent moins bien connus, tant pour l’efficacité que la toxicité, et le choix du facteur de conversion pour obtenir une équivalence de dose est souvent empirique. L’éventail des causes de ces pénuries est large. Elles concernent principalement les médicaments génériques dont le brevet a expiré et est tombé dans le domaine public, c’est-à-dire « le patrimoine commun de l’humanité ». Ceux-ci sont produits à des coûts nettement inférieurs par les « génériqueurs ». Suite à des fusions récentes, la production des médicaments génériques est retombée entre les mains de quelques grands acteurs. Face à la demande mondiale accrue (ouverture aux pays émergents), aux exigences réglementaires et à la pénurie de produits de base, ces firmes peuvent éprouver des difficultés à satisfaire la demande du marché.

Néanmoins, ces causes réelles ne doivent pas cacher le problème fondamental qui est économique. Du fait de l’abaissement parfois considérable de leur coût, les marges bénéficiaires des produits génériques sont bien plus étroites. Les compagnies peuvent être tentées de se rediriger vers des produits plus profitables et de ne pas appliquer des mesures correctives, comme par exemple adapter les chaînes de production, quand le problème survient car le retour financier n’est pas intéressant. Alternativement, les stocks de certains médicaments en rupture pourraient être réorientés vers les marchés où la marge de profit est supérieure. Les Etats-Unis où le système de remboursement (Medicare) n’est pas favorable aux génériques ont d’ailleurs été frappés plus durement en 2012 par ces problèmes de pénurie, probablement en raison d’un écoulement des stocks vers des marchés plus profitables (2).

Les risques des produits de remplacement

Quelles sont les conséquences potentielles ? Le schéma de chimiothérapie « par défaut » avec le produit de remplacement, s’il est moins efficace, risque d’accroître le risque de rechute. Si les rechutes de maladies malignes, en particulier les lymphomes, peuvent régulièrement être traitées très efficacement, il y a néanmoins un coût potentiel en vies humaines. Pour parer à ces pénuries, les pharmacies d’hôpitaux déploient des efforts considérables pour trouver des stocks à l’étranger. La seule solution est parfois d’importer le médicament d’une marque beaucoup plus chère. Cependant, cette solution est quasi inenvisageable vu que les frais ne sont pas compensés par le remboursement et que l’importation et l’utilisation ne sont pas systématiquement autorisés sur le marché belge.

De plus, d’autres risques liés à l’utilisation des produits de remplacement méritent d’être signalés : gaspillage de produit du fait de conditionnements inadaptés, absence de garantie de stérilité qui impose aux médecins de prendre eux-mêmes la responsabilité de l’utilisation et erreurs médicales lors de l’administration si les conditionnements sont différents des produits de référence (exemple : un flacon de chimiothérapie dosé à 1.000 mg d’une marque ou à 500 mg d’une autre marque dans le même volume de dilution). Finalement, l’accumulation par les distributeurs de médicaments en prévision d’une pénurie pourrait conduire à l’émergence d’un véritable marché gris. Le risque que les hôpitaux fassent leurs propres réserves face à une pénurie annoncée rendrait aussi la situation profondément inégalitaire.

Que peut-on faire ? Il n’est pas possible d’imposer à un fabricant de poursuivre la production d’un médicament non rentable uniquement pour satisfaire une demande du marché. La réaction des pouvoirs publics ne peut pas se limiter à autoriser l’importation et l’utilisation de succédanés si leur efficacité n’est pas prouvée ou si leur coût est plus élevé que le remboursement. Il semble tout d’abord indispensable d’amener les producteurs à communiquer bien en amont en cas de risque de pénurie, ce qui permettrait aux autorités de santé d’envisager des mesures correctives et – s’il est nécessaire – aux autorités scientifiques belges de proposer des solutions alternatives. La formulation de recommandations de traitements alternatifs pourrait se faire à l’échelon national, par exemple au sein de la Belgian Hematological Society pour les maladies du sang.

Une réalité quotidienne pour les oncologues

Actuellement, l’attitude médicale en cas de pénurie ne fait l’objet d’aucune concertation et repose souvent sur l’empirisme qui, s’il a pu faire immensément progresser nos connaissances à une époque, ne correspond plus aux standards actuels de progrès médical. Aux Etats-Unis, l’administration du Président Obama a rendu obligatoire une notification anticipée (6 mois) de pénurie par les firmes, avec des conséquences potentielles sur les remboursements ultérieurs en cas de non-respect (3, 4). On peut aussi se demander s’il ne serait pas favorable in fine de créer des conditions de marché qui garantiraient un profit raisonnable pour les firmes qui produisent des médicaments génériques bioéquivalents (dont l’activité est égale), ces derniers étant de toute façon largement moins chers que les médicaments « de marque ». Aux USA, on a estimé que, si le prix d’un médicament générique pouvait être maintenu à 5-10 % de celui d’un médicament de marque, la marge bénéficiaire resterait raisonnable. Enfin, en l’absence totale de solution alternative pour des situations vitales et si le surcoût est supportable, une procédure accélérée d’adaptation (transitoire) du remboursement pourrait être mise en place : celle-ci permettrait l’importation et l’utilisation de substances plus coûteuses mais à l’efficacité équivalente.

Il est fondamental que les autorités de santé et les professionnels impliqués dans la santé humaine à tous les niveaux (fabricants, grossistes, Inami, pharmaciens, médecins…) prennent en charge ce problème qui n’est plus une exception, mais bien une réalité quotidienne pour les oncologues. Et rien ne laisse présager une amélioration prochaine. Tout doit donc être mis en œuvre pour éviter d’aboutir à une situation désastreuse due principalement à des motifs économiques.

* Eric Van Den Neste, professeur d’hématologie à l’UCL, chef de service adjoint, service d’Hématologie des Cliniques universitaires UCL Saint-Luc

Marc André, professeur d’hématologie à l’UCL, chef de service adjoint, service d’hématologie du CHU UCL Mont Godinne – Dinant

Yves Beguin, professeur d’hématologie à l’ULg, chef de service d’Hématologie au CHU de Liège, président de la Société Belge d’Hématologie

(1) Metzger ML, Billett A, Link MP. The impact of drug shortages on children with cancer--the example of mechlorethamine. The New England journal of medicine. 2012 ; 367(26) : 2461-3. (2) Link MP, Hagerty K, Kantarjian HM. Chemotherapy drug shortages in the United States : genesis and potential solutions. Journal of clinical oncology : official journal of the American Society of Clinical Oncology. 2012 ; 30(7) : 692-4. (3) Gatesman ML, Smith TJ. The shortage of essential chemotherapy drugs in the United States. The New England journal of medicine. 2011 ; 365(18) : 1653-5. (4) Chabner BA. Drug shortages--a critical challenge for the generic-drug market. The New England journal of medicine. 2011 ; 365(23) : 2147-9.

 

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