Gilets jaunes: les jours de Macron sont-ils comptés?

Depuis Paris Pierre Rosanvallon est historien et professeur au Collège de France. Il est l’auteur du livre Notre histoire intellectuelle et politique (1968-2018) (Éditions du Seuil). Il analyse la révolte des gilets jaunes et envisage l’issue de la crise. Dans votre dernier livre, vous évoquez le moment populiste. Nous y sommes ? Ce que l’on voit avec les gilets jaunes s’inscrit dans le virage populiste de l’ensemble des démocraties. Toutes les formulations de l’avenir sont en panne. Il y a alors une attraction pour la démocratie négative, pour la contre-démocratie. Ce ne sont plus les sentiments d’adhésion mais de répulsion qui dirigent l’action. Les peurs, les fantasmes et les attentes jouent un rôle essentiel. Mais il y a aussi une spécificité dans ce mouvement. C’est une protestation hétérogène et protéiforme. Au début, le mouvement était concentré sur la taxe sur le carburant. Maintenant, il exprime un mal-être, une mal-représentation. Cette révolte, c’est l’ombre qui surgit de tous les déficits du système politique et du fonctionnement social du monde contemporain. Comment analyser la violence ? Il y a deux origines très différentes de cette violence. Il y a les groupes d’extrême gauche et d’extrême droite constitués qui existaient depuis longtemps qui ont profité de ce contexte. Et puis il y a la violence de ceux qui n’avaient jamais manifesté, qui ne sont ni des militants politiques ni des militants syndicaux. Ce ne sont pas des damnés de la terre mais leur violence est aussi forte que celle des autres. Pourquoi ? Parce qu’elle apparaît comme un substitut à l’action. La violence, contrairement à la parole habituelle qui peut amener un résultat différé, produit tout de suite un résultat. Ce qui fait son attractivité. À quoi peut conduire cette violence ? Il n’y a aucun plan stratégique. On est dans le tout ou rien. Et le tout ou rien est sans issue. Dans beaucoup de pays, la seule réponse possible serait la répression. Mais dans une démocratie, on ne peut pas réprimer les révoltes. Et donc, que peut-on faire ? Il n’y a que trois solutions, toutes d’ordre institutionnel. C’est soit la démission du pouvoir, soit la dissolution du parlement, soit la destitution du président. Historiquement, toutes les révoltes de ce type se sont terminées comme cela parce que la température ne pouvait plus redescendre. Un mouvement social classique peut s’arrêter parce que les militants sont fatigués et qu’ils savent qu’ils pourront recommencer leur action. Pas une révolte de ce type. [scald=25924072:sdl_editor_representation] Les jours de Macron sont comptés ? Il n’y aura jamais une majorité pour voter une motion de censure, mais le Premier ministre peut être obligé de démissionner. On a vu ces deniers jours que l’exécutif expérimentait la distance. Le Premier ministre peut se transformer en fusible. Après 68, De Gaulle a changé de Premier ministre. Autre possibilité : la dissolution de l’Assemblée. Le problème, c’est que ce n’est jamais à l’avantage des révoltés, parce que la dissolution veut toujours dire la peur du désordre. En juin 68, c’est pour cela qu’il y a eu un raz-de-marée gaulliste. D’autre part, les gilets jaunes ne sont pas en état de former un parti. Et s’il y en avait un, son score serait très faible. Enfin, la dernière possibilité, ce serait la destitution du président. Elle est prévue par l’article 68 de la Constitution, mais pas pour des raisons politiques, plutôt pour des raisons liées à la trahison ou à des comportements passibles de poursuites judiciaires. Donc, en bout de course, il n’y a que deux possibilités : la démission ou la dissolution. Rien ne pourrait empêcher ces issues institutionnelles ? Il faudrait pour cela une initiative capable d’affaiblir ou d’éteindre le mouvement. Car, comme le mouvement n’a pas de représentants, ce n’est pas la demande mais l’offre qui va régler les problèmes. Mais, pour l’instant, le gouvernement a été tétanisé parce qu’il n’a compris ni l’ampleur ni la nature du mouvement. Il n’a pas compris la radicalité des modérés. Comme on se borne à une lecture statistique des choses, on ne comprend pas. Le pouvoir d’achat en tant que tel n’a peut-être pas reculé, mais les dépenses contraintes ont fortement augmenté. Pour des petits salaires, cela peut aller jusqu’à deux tiers des revenus. Et cette initiative est possible ? Il faut distinguer dans ce mouvement les activistes, les participants, le halo d’influence et la chambre d’écoute. Les activistes, c’est moins de 10.000 personnes. Les participants, ce sont 300.000 personnes. Le halo d’accompagnement, c’est 5 millions de personnes : celles qui se retrouvent moralement, socialement dans la condition de ceux qui sont sur les barrages. Ils ont l’impression de vivre la même vie. Ceux-là, il faudrait que Paris soit à feu et à sang pour qu’ils basculent. En revanche, ce que j’appelle la chambre d’écoute, ces 80 % de Français qui soutiennent le mouvement parce qu’ils comprennent qu’il faut de grandes réformes pour répondre aux inégalités et aux insuffisances démocratiques, ceux-là peuvent basculer. La France qui se révolte, ce n’est pas « celle d’en bas » ? Non, la France d’en bas, c’est celle qui vit des minima sociaux. Cela représente 4,5 millions de personnes en France. Cette population-là est dans des conditions de survie. Elle fait partie des déserteurs de la démocratie. C’est plutôt la majorité silencieuse ? Elle n’est pas silencieuse parce qu’une partie de cette population vote. Mais sa réalité sociale est ignorée. On parlait le plus souvent des très riches et des exclus. Or, on ne peut pas penser la société comme le face-à-face entre 4,5 millions d’exclus et 200.000 très riches. Et puis, il n’y a pas que des différences de condition mais aussi de situation. Aujourd’hui, ce que vous vivez ne dépend pas seulement du fait que vous gagnez 1.500 ou 1.800 euros mais du fait que vous vivez ou non dans une famille monoparentale, que vous êtes propriétaire ou pas, que vous avez à faire 80 kilomètres en voiture ou pas pour travailler, etc. Cela contredit les clivages habituels entre la France des métropoles et la France périphérique ? Les thèses de Christophe Guilly sont fausses. Il y a beaucoup de villages, de zones périphériques, de banlieues extrêmement dynamiques. Il y a des fractures territoriales, mais les territoires forment une pâte feuilletée. Ces simplifications sociologiques sont des obstacles à la compréhension de ce qui se passe. On peut être surpris de voir à quel point la violence a pu faire plier le président… Le mouvement est face à un pouvoir inexpérimenté. Emmanuel Macron s’est fait élire sur la promesse d’un renouvellement mais il ne connaissait pas le monde social. Les élus traditionnels ont de multiples tentacules pour sentir le pays. Macron, non. Il n’a aucun enracinement, même dans son histoire personnelle. Il est passé d’un milieu de bourgeoisie provinciale à une grande école puis à la banque, au ministère et à l’Elysée. Il n’a jamais côtoyé la France ordinaire et n’a personne autour de lui pour lui servir de capteur. Bayrou représentait cela, Collomb aussi. Macron paie en partie ce qui se passe par son défaut de psychologie permanente. Il pense s’exprimer franchement, rationnellement, mais sa parole est perçue comme du mépris. Il n’y a pas non plus autour de lui de conseiller social expérimenté. Du coup, la tentation est grande de voir la société à travers une objectivité statistique. Peut-être va-t-il acquérir cette connaissance plus sensorielle. [scald=25924071:sdl_editor_representation] Est-ce que cette crise peut déboucher contre toute attente sur quelque chose de positif ? La seule once d’optimisme qu’on peut avoir, c’est que le coup de semonce est si fort qu’il faudra véritablement une rénovation démocratique. Cela va au-delà d’une VIe République. Il faudra trouver un ensemble de procédures pour que la parole circule plus facilement, pour que la délibération soit plus répandue, pour que la représentation soit plus forte. Le Parlement n’est plus un lieu de délibération mais de confrontation entre ceux qui soutiennent le gouvernement et ceux qui le défient. Toutes les fonctionnalités historiques du parlement sont aujourd’hui atrophiées : l’évaluation, le contrôle, l’enquête, la mise à l’épreuve de la responsabilité : c’est tout cela qu’il faut réinventer.

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