Pourquoi les démocraties parlementaires ne répondent plus aux attentes des citoyens
La nécessité de rétablir la confiance du citoyen dans son personnel politique est évidente. L’urgence de changer la société dans le sens du respect de la planète l’est tout autant.

L’enquête « Noir, jaune, blues » a révélé que la majorité des citoyens interrogés sont conscients de vivre, non pas une crise passagère, mais une dégradation continue. Ils ne rêvent pas d’un nouveau monde, ils veulent « simplement » une marche arrière de trente ans pour retrouver la société qui leur donnait confiance – entre autres, un réseau électrique sans délestages, des centrales nucléaires solides, des trains à l’heure et des usines qui embauchent des ouvriers.
Le problème est que cette demande si raisonnable ne correspond à la stratégie d’aucun parti. La cause de cette surdité se trouve dans la mécanique même de formation des gouvernements.
1. Etre ou ne pas être un parti de gouvernement
Jusqu’à la fin du 20e siècle, le débat démocratique s’est joué dans les limites de chaque Etat-nation, sur des enjeux permanents tangibles et lisibles pour les citoyens : patrons/travailleurs, laïcs/catholiques. Les partis sont nés comme des émanations de ces groupes sociaux établis.
Après la chute de l’Allemagne nazie et la découverte de la vraie nature de l’URSS, deux évidences sont apparues à la grande majorité des citoyens européens : la supériorité de l’économie de marché comme moteur du progrès collectif, et la nécessité d’une limitation de la souveraineté des Etats. Les « partis de gouvernement » partagent ces deux postulats ; les « partis extrémistes » en récusent l’un ou l’autre.
2. De l’isoloir à la décision gouvernementale
La contrainte fondamentale qui s’impose à un parti – quelles que soient les modalités du suffrage – est de se donner une image stable, lisible, différenciante, pour conserver de scrutin en scrutin le vote de ses fidèles. Cette image prend une valeur de dogme, et transcende la réalité des faits.
Or, aujourd’hui, les exécutifs sont confrontés à des acteurs basés hors de leur champ de pouvoir : multinationales dominantes, autres Etats éventuellement totalitaires, capitalisme apatride, institutions internationales ayant échappé au contrôle démocratique. Ces sollicitations sont en général complexes, inattendues, et ne mettent pas en valeur tel ou tel parti : elles ne constituent pas un bon axe de fidélisation.
Les électeurs constatent que les partis de gouvernement – qu’ils soient de gauche ou de droite – s’inscrivent dans une logique de soumission fataliste vis-à-vis de ces acteurs intouchables. Et quand vient la campagne électorale, ce sont les dogmes traditionnels qui refleurissent sur les affiches.
Les électeurs ne sont pas dupes, et s’ils refusent cette soumission, ils fuient vers les extrêmes. Il faut cesser de mépriser ces fuyards, de les traiter au minimum de réacs ou de populistes, voire de nazis.
3. L’Européen est devenu libéral – mais pas néolibéral
L’expérience de l’économie collectiviste en l’URSS s’est terminée après des années de violence et d’inefficacité. L’immense majorité des Européens est consciente que c’est à deux siècles de libre entreprise qu’elle doit prospérité et liberté.
Elle est moins consciente qu’elle les doit en fait à l’équilibre qui s’est établi entre le capitalisme et les travailleurs, par la mise en puissance progressive des syndicats et des forces politiques dites « de gauche » – le curseur gauche-droite allant et venant sans jamais s’écarter trop du centre.
Elle est encore moins consciente que cet équilibre résultait du fait que l’économie et la politique se juxtaposaient dans les mêmes espaces fermés, les frontières des Etats-nations. Les riches dépensaient et investissaient dans leur pays, et ils devaient avoir recours aux travailleurs nationaux. Les premiers stades de la construction européenne n’ont guère changé cette donne.
4. Un siècle d’équilibre politique entre capitalisme et travail a pris fin
A partir du moment où les investisseurs ont été libres de recourir à la main-d’œuvre sous-payée des pays lointains – éventuellement totalitaires – la boucle d’argent qui se refermait dans chaque Etat, puis dans la CEE à 9 ou 12 membres, s’est ramifiée vers les pays à bas coût. Il s’y passera une évolution positive de la condition prolétarienne – heureusement. Entre-temps, la convergence se fera dans l’autre sens : le chantage sur le maintien des emplois en Europe tendra à faire converger nos salaires vers ceux des pays d’Asie. Voilà ce qui nourrit – à juste titre – l’inquiétude des sondés.
Cette conséquence directe de la mondialisation a eu un effet politique dont personne n’ose apparemment parler, malgré son évidence criante : les syndicats et les partis de gauche qui les représentent ont perdu leur pouvoir parce que les travailleurs européens ne sont plus un maillon nécessaire de la chaîne de valeur. Les patrons d’aujourd’hui ne cèdent plus devant les syndicats, ils s’en vont vers des cieux plus rentables.
Cela, tous les citoyens le comprennent mais les politiciens le cachent : les socialistes ne peuvent pas avouer leur impuissance, les néolibéraux préfèrent occulter ce côté immoral de leur stratégie.
Il n’en reste pas moins que l’équilibre qui a fait notre prospérité est caduc. Une société n’est stable que si un pouvoir et un contre-pouvoir de force comparable existent. Ce n’est plus le cas : faute de contre-pouvoir, la dérive créée par le néolibéralisme n’a aucune raison de s’arrêter.
5. Le dilemme de la gauche européenne
Pour le socialisme, oublier les revendications dogmatiques et se « contenter » de demander aux néolibéraux une modeste marche arrière serait déchirant : ce serait reconnaître explicitement que « le peuple de gauche » était satisfait de vivre il y a trente ans, dans une société libérale.
Faute de cet exercice de lucidité, les socialistes continueront à proposer des recettes irréalistes du genre « réduction du temps de travail avec embauche compensatoire et sans perte de salaire » – dont tout citoyen lucide comprend qu’elles sont inapplicables dans une économie libre. Alors, même s’il est lucide, il votera pour l’extrême gauche qui se fait forte, justement, de casser la loi du marché.
6. Pourquoi la droite ne corrige-t-elle pas ses propres excès ?
La droite devrait avoir l’examen de conscience moins douloureux : en fait, on ne lui demande qu’une modeste correction, pas un renoncement aux fondamentaux. Il lui faudrait aller s’expliquer devant ses pairs à l’Europe, et se faire traiter de mauvais élève ; l’extrême droite ricanerait – soit.
Mais en seconde lecture, ce n’est pas si simple. Si la marche arrière de 30 ans à laquelle rêvent les citoyens se réalisait, que retrouverait-on dans notre société, le préfixe « néo » ayant été gommé ?
– Des opérateurs de services publics alimentant une industrie nationale, débarrassés des privatisations doctrinales sans valeur ajoutée.
– Une politique économique créant des domaines industriels protégés, pour se mettre à armes égales avec les USA et la Chine – ni plus ni moins.
– Des centres de décision d’entreprises multinationales, fixés chez nous par l’existence des marchés captifs.
– Des investissements à long terme – nécessairement publics – rendus urgents pour le sauvetage du climat, la mobilité, la transition énergétique.
Il saute aux yeux que cette liste d’apparence neutre rétablirait ou renforcerait les fiefs traditionnels de la gauche. Le désarmement de la gauche, c’est aux nouveautés contenues dans le préfixe « néo » que les libéraux le doivent ; et c’est justement la société sans « néo » que les citoyens interrogés regrettent. Tant pis pour eux : plus on mondialisera, plus la gauche s’enfoncera ; on ne va quand même pas lui tendre la main…
7. L’alibi communautaire
Les quatre propositions précédentes contreviennent de façon flagrante aux doctrines de la Commission européenne, ce qui procure un alibi massif aux gouvernants nationaux – tant de gauche que de droite. Il faut leur rappeler que la Commission obéit au Conseil des Chefs de Gouvernement ; in fine, ce sont eux qui doivent être les moteurs d’un changement.
Et les angles d’attaque sautent aux yeux : les trois politiques phares de la Commission – la rigueur budgétaire, le libre-échange planétaire et l’engagement pour le climat – sont incompatibles. Comment résister à l’industrie chinoise, par exemple, alors qu’elle s’appuie, elle, sur l’aide illimitée de son gouvernement ? Comment résoudre les problèmes de la mobilité et de la transition énergétique sans investissements publics massifs ? Le citoyen n’est pas aveugle, et il ne comprend pas la passivité des gouvernements : il en devient europhobe, et brexiter.
La passivité cache en fait une complicité intéressée : on relira le point 6 ci-dessus…
8. Les remèdes
La mécanique pernicieuse décrite dans cette note est balayée par le philosophe flamand David Van Reybrouck : désigner les représentants par tirage au sort supprime radicalement les contraintes liées aux élections et à la formation de coalitions de gouvernement.
Le revers de la médaille est qu’il n’y a plus de continuité entre législatures, plus de formation d’expérience, plus de mécanisme de création de projets au sein des partis. Et que cela revient à demander poliment aux partis de s’euthanasier.
En fait, les blocages ne viennent pas des partis eux-mêmes, mais de la mécanique de constitution du pouvoir. Quand des partis parviennent à former une coalition pour gouverner, ils scellent un « accord de gouvernement » qui devient un kit de survie. A partir de cette signature, tous les votes individuels des représentants sont soumis, non pas au choix personnel du votant, mais au diktat de son parti.
Deux mesures moins radicales pourraient éliminer une part importante du processus de blocage :
– La composition des gouvernements à la proportionnelle. Cette pratique élimine les tractations et l’accord de gouvernement. Le gouvernement en tant que tel n’est plus renversable, les ministres sont responsables à titre individuel – un ministre personnifie un projet, un vote de méfiance le renversera sans mettre en péril la continuité du pouvoir. Il n’y aura plus de vote « majorité contre opposition ».
– Le vote secret à la Chambre des représentants. Il permettra à tout représentant de voter oui ou non, selon son avis personnel, à un projet présenté par son propre parti ou par un autre parti.
La nécessité de rétablir la confiance du citoyen dans son personnel politique est évidente. L’urgence de changer la société dans le sens du respect de la planète l’est tout autant. Il y a plus encore : nous ne sommes pas seuls au monde. Nous vivons sur une île de liberté et de prospérité. Dès que nous quittons notre île, seul compte le rapport de forces : nos Etats et plus encore l’Europe l’oublient. Nous avons besoin de démocraties fortes, sinon on nous imposera des non-démocraties – très fortes.
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