Jean-Paul Marthoz: «Une démocratie ne se bat pas comme une dictature»

Dans son livre, Jean-Paul Marthoz donne énormément d’exemples de ce que fut le journalisme de guerre de qualité depuis plus d’un siècle et demi et sur de multiples fronts. Historiquement, il a existé face à la propagande, des belligérants notamment. Cette « lutte » n’est-elle pas aujourd’hui de plus en plus inégale ? Il y a de plus en plus deux types de médias et deux types de journalisme : des médias qui se positionnent sur la qualité, qui cherchent à remplir le rôle idéal d’un journalisme d’intérêt public et une presse de plus en plus rapide, de plus en plus portée sur l’émotion au détriment de l’analyse. Ce sont deux cultures qui coexistent largement au sein des médias occidentaux. Au-delà, avec l’avènement des nouvelles technologies, la naissance des réseaux sociaux, s’est ajoutée une nouvelle sphère médiatique. Je ne la diabolise pas car j’estime que c’est un apport considérable d’informations, de regards, etc. Mais, comme elle est susceptible d’un énorme chaos, elle réclame que des journalistes développent des techniques de vérification de l’information et fassent face à des impératifs neufs, notamment la « concurrence » immédiate d’informations sur les réseaux sociaux. Or, le modèle de la presse traditionnelle est en crise : elle a dû faire des coupes dans ses budgets, elle a des rédactions moins développées, elle passe moins de temps en reportage à l’étranger. Crise interne des médias, concurrence incroyable des réseaux sociaux, où tout le monde se dit ou se prétend journaliste, et capacité accrue des gouvernements, des guérillas, des terroristes à envahir le champ médiatique posent des défis considérables. Etes-vous pessimiste par rapport à l’évolution de la couverture des guerres ? Non, dans le livre, je reprends de formidables exemples de journalisme de guerre. Au-delà, dans beaucoup de rédactions, il y a une réflexion sur ce qu’est la guerre, sur ses dilemmes : comment couvre-t-on ses propres armées, est-ce qu’on recherche à contacter les adversaires, les ennemis… ? Donc, je pense qu’on est à un tournant mais les médias ont la capacité d’assumer leurs responsabilités et de refléter un monde de plus en plus complexe où la guerre a changé et est de plus en plus compliquée à expliquer. La couverture de la situation en Syrie, en Irak, en Libye n’a-t-elle pas récemment exposé les journalistes à une situation inédite où ils n’étaient pas seulement ciblés parce qu’ils étaient journalistes mais aussi et avant tout parce qu’ils étaient occidentaux ? Pour les journalistes, le danger est plus grand aujourd’hui. Et ce pour différentes raisons. Sur le terrain du terrorisme, qu’ils soient américains ou anglais ou qu’ils participent tout simplement à des médias vus comme représentant les intérêts occidentaux, ils ont été ciblés parce qu’ils sont identifiés à l’ennemi. Ils ont également pu être vus comme des symboles susceptibles d’une grande mobilisation ou dont la mort, diffusée sur les réseaux sociaux, pouvait servir dans une stratégie de communication comme un moyen de terreur. Au-delà, la dangerosité s’est accrue parce que la guerre a changé avec des conflits assez confus que les journalistes couvrent en tentant d’être dans les différents camps. En outre, il y a une demande du public pour une information de grande proximité, demande liée à la nature même des réseaux sociaux. Tout cela entraîne une prise de risques accrue des journalistes. Les journalistes doivent-ils renoncer à couvrir sur le terrain certains conflits ? Je pense qu’il ne faut pas se donner l’argument qu’une couverture est trop dangereuse quand la raison essentielle pour ne pas y aller est d’ordre économique. Mais au-delà, bien sûr que les rédactrices et les rédacteurs en chef ont une responsabilité envers les journalistes et que cela doit entrer en ligne de compte lorsqu’ils évaluent le risque d’aller dans une zone. Au sein de Human Rights Watch, il y a une équipe d’urgence qui fait du journalisme. Les chercheurs, les journalistes qui en font partie sont formés et passent des semaines dans des cours de formation aux situations de guerre où on leur apprend à évoluer dans un environnement de danger, à porter secours à des collègues, à pouvoir communiquer… Dans la profession, il y a vraiment une prise de conscience de la nécessité de continuer à informer au maximum en prenant le moins de risques possibles. Vous l’indiquez, il y a aussi des façons de faire pour continuer à informer sans être sur place. On peut mettre en place des dispositifs qui peuvent par exemple s’inspirer de ce qui a été fait durant la guerre du Kosovo, alors que les journalistes ne pouvaient pas y entrer. A l’époque, des véritables méthodologies d’enquête et d’interview avaient été mises en place par rapport aux réfugiés et avaient permis de faire le tri entre les informations. On peut aussi apprendre à traiter avec des journalistes non conventionnels, ceux que j’appelle des badauds de l’information, qui envoient des informations, des vidéos et qui commentent des actes de journalisme. Derrière toutes ces questions, il y a une idée, qui est en quelque sorte l’idée-force du livre : une démocratie ne se bat pas comme une dictature. Dans une démocratie, la presse a le droit d’informer au maximum en respectant certaines règles : ne pas compromettre la vie des soldats de son propre camp, ne pas révéler des éléments légitimement confidentiels… C’est l’idée d’un patriotisme de la liberté. Agissant de la sorte, la presse est responsable et l’armée peut même tirer bénéfice des certaines révélations. Lorsque le New York Times en 20107 a envoyé en Syrie une équipe de journalistes, il a pu indiquer que les pertes civiles avaient été plus importantes que ce que disait la coalition internationale. Des éléments comme ceux-là servent une démocratie, qui doit être transparente, et même sa légitimité.

Votre compte

Jean-Paul Marthoz: «Une démocratie ne se bat pas comme une dictature»

Découvrez la suite, 1€ pour 1 mois (sans engagement)

Avec cette offre, profitez de :

Le fil info

0 Commentaire

Aussi en Opinions

Chronique Wout Van Aert, David Goffin et Boris Johnson: les gagnants et les perdants de la semaine

Le covid en été, façon bon père et bonne mère de famille

Le Kroll du jour sur la maison de Donald Trump perquisitionnée

Le succès interpellant de la surveillance de nos domiciles

Le Kroll du jour sur les risques de pénurie d’eau

Allez au-delà de l'actualité

À la Une

Ligue des champions: l’Union, battue 3-0 chez les Rangers et éliminée, jouera l’Europa League (vidéos)

Les images impressionnantes de la sécheresse en France

Allemagne: la sécheresse du Rhin, fleuve crucial en Europe, fait craindre une paralysie économique

Ingérence, fraude fiscale, diffamation… la litanie d’affaires en cours contre Donald Trump

Variole du singe: le point sur la situation en Belgique

Procès des attentats de Bruxelles: les box des accusés sèment la discorde

Combiner travail et études : voici vos droits et obligations

Voiture de société et grandes vacances : tout ce qu’il faut savoir

Quand la robotisation crée des emplois

Les sections du site

Les services

Groupe Rossel