Pierre Boulez, l’infatigable créateur musical

Pierre Boulez, décédé mardi soir à Baden-Baden, aura quitté la scène en beauté. Durant toute l’année 2015, on avait célébré son nonantième anniversaire à travers expositions, concerts, rééditions et autres hommages. Un anniversaire qui avait permis de faire le bilan sur l’œuvre de ce géant que le temps nous révèle plus débonnaire qu’on ne le croyait. Ce créateur volontiers spéculatif était en même temps, comme chef d’orchestre, un implacable praticien de l’interprétation musicale. Il crée l’Ircam à Paris pour donner aux créateurs les moyens de penser la musique de demain et d’après-demain dont il sait qu’elle ne sera pas la sienne. Mais ce penseur a aussi voulu rapprocher dans une Cité de la Musique l’apprentissage des métiers de la réalité des concerts dans des lieux appropriés (salle modulable, grande salle de la Philharmonie) et la distribution des outils de connaissance (musée, bibliothèque, médiathèque). Le projet connaissait son aboutissement début 2015 sur le plateau de la Villette avec l’ouverture de la nouvelle Salle Philharmonique. Tour d’horizon du parcours d’un homme fascinant. [scald=471623:sdl_editor_representation] Le compositeur en mouvement Rien n’est plus difficile à décrire que la démarche de Boulez compositeur. Stylistiquement, il n’a pas d’élève. Mais il nous laisse une insatiable éthique de la création. Son œuvre elle-même n’est-elle pas une recherche constante d’un idéal inatteignable ? Essayons de synthétiser le parcours. A ses débuts, il est fasciné par le système de la série intégrale qui entend déterminer toutes les composantes de l’écriture musicale. Très vite, son côté totalitaire le dérange car il interdit la transgression qui est l’élément moteur du jeune compositeur. Oser l’aléatoire, cultiver l’ornement, visiter l’ailleurs, entendre l’inouï, mêler musique acoustique et électronique, réel et virtuel : autant de démarches auxquelles il s’adonnera sans relâche. En fait, il n’aime rien tant que de saisir un fragment existant pour l’engouffrer dans une logique de prolifération comme si les données musicales vivaient pour être contaminées par de nouvelles propositions qui poussaient toujours plus loin le texte écrit. Comment alors s’étonner que ces partitions deviennent souvent des « works in progress » ? Dans cette démarche explosive, l’observateur averti détecte deux modes de pensée parallèles, la spirale et le labyrinthe. Le premier part d’une idée simple qui, sans cesse, donne lieu à des déflagrations, des bombardements de propositions nouvelles qui s’enchevêtrent autour d’elle pour donner naissance à un incroyable tourbillon ascensionnel où l’effet de spirale vous fait perdre les repères et engendre souvent, comme dans Sur Incises, une incroyable exigence virtuose. « Si vous placez une bougie au milieu d’un kaléidoscope de miroirs, vous aurez l’impression magique de mille lumières différentes, toutes générées au départ de celle – irremplaçable – de votre unique lumière naturelle. C’est le type d’illusion que crée une œuvre comme Répons », expliquait-il dans Le Soir. Le second mode de pensée, celui du labyrinthe, engendre une prolifération, à l’instar d’une explosion organique des cellules d’un corps humain, d’idées à partir d’un élément simple et, à mesure que l’architecture globale se clarifie, il s’ingénie à en dissimuler les contours. Un processus qu’il admire justement dans les tableaux de Vieira da Silva. L’interprète rigoureux Boulez est souvent considéré comme le paradigme de l’interprétation objective. L’évolution de son activité de chef démontre pourtant que la rigueur de l’analyse n’a de sens que si elle débouche sur un bonheur, réfléchi mais communicatif, d’audition. Il s’en explique lui-même : « L’interprétation musicale a traversé une période d’objectivité qui était absolument nécessaire pour lutter contre une certaine forme de flou romantique. Mais je crois que tout cela est terminé, maintenant. En tant que chef d’orchestre, je suis de plus en plus convaincu que l’objectivité ne peut pas exister. Le respect de la partition reste un point de départ absolu, mais il ne doit jamais être une bride à la spontanéité de l’interprète. » Et ce résultat, Boulez l’atteint par une technique de direction très peu expansive, sans baguette mais avec une précision rythmique quasi infaillible. « La direction d’orchestre, en ce qui me concerne, ce sont des signes de communication extrêmement précis. Je ne fais pas beaucoup de gestes en général, mais chacun d’entre eux a un sens, signifiant ce que je veux entendre. C’est d’ailleurs pour cela que je ne me sers jamais de baguette : ma main est un instrument beaucoup plus souple, plus direct, plus communicatif. » Tel est l’homme. Exigeant, entêté et, parfois, rancunier. Mais aussi généreux, passionné et ouvert. Le créateur est à son image : un véritable passeur d’avenir. Le créateur d’institutions « Il faut brûler les maisons d’opéra ». Le polémiste aime les formules chocs. Mais le même homme participe avec Béjart à la préparation du rapport de Vilar sur un Opéra National Populaire et dirigera un mémorable Ring au festival de Bayreuth. En fait, Boulez n’est pas un politique mais il est un redoutable homme d’influence quand il s’agit de créer les outils qu’il estime nécessaires. Au point que d’aucuns lui reprochent de tarir toutes les sources d’argent pour la musique au service de ses propres fins. Au fond, les jaloux lui reprochent d’avoir raison sur le long terme. On sait pourtant à quoi s’en tenir. Ses idées sont claires et il n’en déviera jamais. Pour lui, la France doit se doter des outils institutionnels qui seront les bases de la vie musicale de demain. Cela implique un centre de recherche avancé mettant les développements de la technologie au service de la création : ce sera l’Ircam, le voisin musical du Centre Pompidou. Encore faut-il bénéficier d’un centre d’enseignement qui jouxte un outil de communication pour mettre l’acte musical à la portée de tous… « Je crois aussi qu’un lieu comme la Cité doit comporter un musée de la musique ouvert à tous, élargi par une médiathèque qui offrirait au public toute possibilité de se cultiver activement par tous les moyens existants aujourd’hui (de la bande magnétique au CD-Rom). Il est important que l’accès à tout cela soit le plus libre possible (comme à la bibliothèque du Centre Pompidou), pour que le public se sente tout à fait chez lui dans cet espace. ». Ce sera la Cité de la Musique de la Villette qui, en début d’année 2015, ouvrait enfin la Salle Philharmonique que Boulez appelait de ses vœux depuis plus de 25 ans.

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