Gilles Brassard: «Un ordi quantique détruira toute confidentialité sur internet»

Le professeur Gilles Brassard décrit un futur numérique sans aucune confidentialité. C’est un paradoxe : alors qu’internet est le fossoyeur de la notion de la vie privée, la physique quantique va peut-être rendre in fine son intimité à la communication point à point ? Pourtant, dans l’histoire de la cryptographie, tous les systèmes ont fini par craquer devant les pirates ou les états. C’est davantage Facebook que l’internet qui est le grand fossoyeur de notre vie privée. L’internet pourrait être protégé, tandis que Facebook par définition ne veut pas l’être. Certes, la cryptographie quantique pourrait être l’outil de la protection de la vie privée. Le bris des codes a parfois pris du temps, comme le chiffre indéchiffrable de Vigenère qui est resté inviolable pendant plusieurs siècles. Le chiffre de Vigenère était une table avec une clé secrète. Les systèmes utilisés aujourd’hui qui, soi-disant protègent internet, sont complètement vulnérables. C’est désastreux, c’est un livre ouvert, il n’y a aucune protection réelle. Elles céderont instantanément contre un ordinateur quantique qui, on l’espère, n’est pas encore construit. Mais il va arriver. Quand ? Il faudra dix ou vingt ans, mais pas davantage. Nous le verrons fonctionner. Il existe peut-être dans une grotte sous une montagne américaine, chinoise ou russe. Honnêtement, je ne le pense pas, la difficulté technologique est encore aujourd’hui au-delà de ce qu’on peut faire, mais plus pour très longtemps. Ou peut-être sont-ce des puissances industrielles, comme Google, IBM ou Microsoft. Ils ont suffisamment d’argent et de détermination pour être les premiers à le réaliser. Si quelqu’un l’a fabriqué, il ne s’est pas vanté. L’infrastructure actuelle peut être déjouée de multiples manières. Si quelqu’un réussit à se mettre entre l’expéditeur et le récepteur et se fait passer l’un pour l’autre, il peut intercepter le contenu du message. Ce problème, en principe, serait résolu par les infrastructures de cryptographie à clé publique actuelle, mais avec un minimum de confiance et de sécurité physique. Ces infrastructures actuelles tombent complètement face à un ordinateur quantique, parce qu’elles sont basées sur la sécurité présumée et sur la croyance que certains problèmes mathématiques complexes sont intrinsèquement difficiles à résoudre, c’est-à-dire impossibles à résoudre en moins d’un million d’années. Mais ce n’est pas vrai. Tous les systèmes d’aujourd’hui se brisent en claquant des doigts avec un ordinateur quantique. Encore faut-il le construire. Ce qui est plus grave, c’est que cette infrastructure cryptographique actuelle peut être brisée rétroactivement. Cela veut dire qu’on peut – et c’est évidemment fait par des espions – prendre en note toute l’information cryptée sur internet, et on pourra tout déchiffrer rétroactivement. Tout ce qui a été confié à internet depuis 60 ans sera dévoilé instantanément. Google, comme d’autres, a la capacité technologique de prendre en note tout ce qui passe sur internet. On pourra déchiffrer tous les secrets du monde ? Tout ce qui a été chiffré en utilisant les infrastructures actuelles. A de rares exceptions. Certains messages entre Khrouchtchev et Kennedy étaient chiffrés par un système inviolable, pour autant que la clef en reste totalement secrète. C’est ce qu’on appelle le « masque jetable », mathématiquement indéchiffrable de façon parfaite. Mais il ne peut être utilisé qu’une seule fois. Mais l’infrastructure cryptographique actuelle est basée sur des problèmes mathématiques qu’on sait résoudre efficacement avec un ordinateur quantique. Quel principal obstacle pour construire un ordinateur quantique ? L’ordinateur quantique est également binaire, mais c’est un binaire différent. Le binaire classique, c’est soit zéro, soit un. Le binaire quantique, c’est encore zéro et un, mais les deux en même temps. C’est ce qu’on appelle la superposition, de pouvoir être à la fois dans un très grand nombre d’états classiques différents. C’est ce qui donne cette puissance à l’ordinateur quantique. Un bit quantique peut être à la fois zéro et un. De la même façon, deux bits quantiques peuvent être à la fois 00, 01, 10 ou 11. Pour trois bits, c’est huit possibilités. Mille bits quantiques, cela représente plus de possibilités que de particules dans l’univers. On peut faire plus de calculs qu’on ne le pourrait avec un ordinateur classique de la taille de l’univers. Encore faut-il savoir le construire et savoir s’en servir. Cela demande un contrôle au niveau microscopique. Il est difficile de mesure un état quantique et il se modifie quand on l’examine. C’est un atout pour la cryptographie quantique, mais c’est un défi pour construire un ordinateur quantique. Car il faut le protéger de l’environnement qui aura tendance à perturber l’information. Il faut donc qu’il soit très isolé mais en même temps accessible à nous qui voulons le faire fonctionner. Mais des milliards de dollars sont déjà investis dans la réalisation de cette machine. La révolution qu’il induira sera de la même taille que celle de la vapeur ? Ce sera une révolution complète et complexe. On parle de la deuxième révolution quantique. La première, c’est au milieu du XXe siècle, quand on a commencé à comprendre l’univers quantique. Quand Einstein, Born ou Schrödinger arpentent les premiers cet univers. Ces gens-là ont développé la théorie quantique comme une recherche fondamentale, sans aucune application. Puis on a découvert que cela peut servir à plein de choses. Pas de transistor, pas d’ordinateur, pas d’électronique sans théorie quantique. Cela a mené au laser, à la civilisation de l’information. La deuxième révolution quantique sera celle qui mènera à l’ordinateur quantique, mais dont les conséquences seront totalement différentes. Quand on voit comment la première a affecté la civilisation, la deuxième risque de transformer profondément notre mode de vie. Oui. Mais il ne servira pas seulement à faire effondrer l’internet, il y aura beaucoup d’applications positives, comme pouvoir simuler des systèmes physiques ou chimiques complexes, ce qui permettrait de développer un médicament. D’un point de vue calculatoire, c’est trop complexe pour un ordinateur traditionnel. On peut appliquer la même chose en chimie ou en physique. Il y a aussi des applications en intelligence artificielle. Mais on ne remplacera pas les applications traditionnelles de l’ordinateur. L’erreur qu’on fait parfois c’est de dire que l’ordi quantique ira un million ou un milliard de fois plus vite. Ce n’est pas vrai. Plus le problème est gros, plus il ira vite. Mais potentiellement, ce pourrait être une bénédiction pour l’humanité. Mais à court terme, c’est un désastre épouvantable pour la sécurité de l’internet. Mais on le construira. Jusqu’à présent, l’ordi reproduit l’homme. Mieux, plus vite, avec moins d’erreurs. Mais il mime l’homme. Est-ce que l’ordi quantique fera mieux, créera mieux, imaginera mieux, aimera mieux que l’être humain ? Potentiellement. Mais je ne dis pas qu’on a besoin de l’ordi quantique pour faire mieux que l’être humain. Même l’intelligence artificielle classique a battu l’humain aux échecs et au jeu de go. Si on rajoute les capacités quantiques, il est possible que cela soit beaucoup mieux. Mais c’est spéculatif, parce qu’on ne sait pas comment les utiliser le jour où on en disposera. Et parce qu’on n’a pas la machine pour les faire tourner. Comment encadrer cette révolution ? Comment limiter la disruption sociale ? La machine à vapeur a fait perdre leur emploi à bien des gens, mais qui voudrait revenir en arrière ? Ce sont des dommages collatéraux. Mais le monde des années 50 pensait que le progrès mécanique et industriel donnerait du temps et du bonheur aux gens. Ce n’est pas vraiment ce qu’on voit. Par contre, la société est plus orientée vers les loisirs qu’il y a cinquante ans. Même si tout le monde n’en bénéficie pas. Globalement, nous vivons mieux qu’il y a cinquante ans. On travaillait davantage pour atteindre le même niveau de vie. Globalement, la technologie a amélioré le sort des citoyens.

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