«Directive Droit d’auteur: une dangereuse extension du filtrage automatisé»
Le projet de directive sur le droit d’auteur, dont le vote final aura lieu fin mars au Parlement européen, accentue le déséquilibre actuel entre libertés des utilisateurs et protection des droits exclusifs. Le texte va à l’encontre de dix ans de mises en garde des chercheurs et de la société civile sur le filtrage automatisé.

Dans le débat sur le projet de directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, on a beaucoup parlé de la bataille de lobbying entre les « Gafam » (les multinationales du Web), les représentants d’ayant droit et (de manière à peine plus discrète) les éditeurs de presse. Entre cette lutte des titans, la voix des citoyens, activistes et académiques n’a été que peu entendue. Les opposants au texte issu de la société civile, décrits par Le Soir comme une « alliance improbable entre ultralibéraux, libertaires et populistes », dont l’action a été qualifiée de « campagne de harcèlement », ont souvent été discrédités, accusés d’être à la solde des multinationales du Web. Il est raisonnable de dire que ni les nombreuses prises de position des académiques (à travers l’EPIP, ou plusieurs lettres ouvertes de nombreux chercheurs européens), ni celles des associations de défense des droits des utilisateurs et du domaine public comme Nurpa, Communia, EDRi, LQDN, ou Wikimedia, n’ont vraiment pesé dans la balance.
Quelles sont leurs critiques de ce texte ? Nous nous concentrerons ici sur une des mesures les plus controversées : l’article 13, qui impose aux plateformes de négocier des accords de licence avec les ayants droit, et de filtrer automatiquement les contenus qui violeraient le droit d’auteur.
Une sage réforme ?
L’objectif de base de l’article 13 est bien sûr louable : assurer un partage équitable des revenus entre les plateformes de partage de contenus et les ayants droit. Toutefois, on peut d’emblée se demander s’il est sage d’opérer une réforme aussi importante des droits d’auteur sur les plateformes en ligne dans le seul but de répondre à une revendication émanant essentiellement d’un secteur (l’industrie musicale) et visant principalement une plateforme (Youtube).
D’autant plus que l’article 13 risque de causer d’importants dégâts collatéraux pour la liberté d’expression et la liberté de création en ligne. En effet, cet article a pour effet d’obliger les principales plateformes (comme Youtube, Facebook, Instagram, etc.) à mettre en place un filtrage des contenus publiés par les utilisateurs (même si le mot « filtre » a été supprimé du texte), afin de censurer a priori ceux qui ne seraient pas couverts par un accord avec les ayants droit (et il en restera inévitablement beaucoup).
Certaines plateformes, comme Youtube, ont déjà mis en place de tels systèmes de filtrage. Et malgré près de dix ans de critiques et de mises en garde des chercheurs et de la société civile contre ces systèmes, ceux-ci se voient désormais rendus obligatoires et généralisés par le législateur européen. On sait pourtant bien qu’un algorithme n’est pas capable de distinguer entre une copie « piratée » et une réutilisation autorisée par le cadre (très étriqué) des exceptions au droit d’auteur (parodie, citation, etc.). L’expérience des filtres comme le « Content ID » de Youtube est constellée de telles erreurs parajudiciaires, où le dispositif de filtrage censure à tort des chercheurs ou critiques citant des œuvres protégées, des auteurs diffusant leurs propres œuvres, et même des vidéos de bébés dansant sur un air connu à la radio (cf. l’affaire « Lenz v. Universal »).
Censure a priori
La raison fondamentale pour laquelle ce genre de mesure est dangereuse pour la liberté d’expression est qu’il s’agit d’une mesure de censure a priori : si un contenu est filtré à tort avant d’être publié, personne ne sera là pour s’en émouvoir, puisque personne n’y aura jamais eu accès. Faut-il rappeler que le sens de l’article 25 de la Constitution belge (qui abolit la censure) est précisément de prévenir ce danger, et de réserver au juge le contrôle a priori du délicat équilibre entre liberté d’expression et protection des droits d’autrui ?
Si le projet de directive se prévaut de protéger les créateurs, il s’agira comme souvent de protéger les intérêts des grands groupes d’édition et gestionnaires de droit, aux dépens des petits créateurs, qui sont de plus en plus nombreux à diffuser directement leurs créations sur les plateformes en ligne. Combien de Youtubeurs, ou de créateurs sur Instagram ou Facebook peuvent dire qu’ils n’ont jamais posté de contenu reprenant des œuvres protégées, qu’il s’agisse d’une musique de fond, d’une émission de télévision en arrière-plan, d’extraits vidéo ou de mèmes ? Combien de petits créateurs ne pourront plus poursuivre leur activité en raison des retraits incessants qui découleront sans doute de l’application de cet article 13 ?
Des garanties ineffectives
Certes, le texte prévoit un tas de garanties formelles, telle une (étonnante) exclusion d’une obligation de surveillance généralisée (en contradiction avec le reste du texte), un rappel du droit à la citation et à la parodie, ou une possibilité de recours pour les utilisateurs contre les décisions de retrait. Les juristes connaissent bien ce genre de droit bavard, plus préoccupé par son effet politique que son efficacité juridique. L’expérience nous montre que ces garanties, qui existent déjà chez nous ou aux Etats-Unis, seront en pratique ineffectives. Les plateformes ayant plus à craindre des poursuites judiciaires des ayants droit que de la frustration de leurs utilisateurs, elles auront forcément tendance de pencher plutôt pour l’excès de zèle que pour un délicat examen de chaque cas particulier.
En outre, la directive ne fait rien pour répondre à des demandes récurrentes de rééquilibrer le droit d’auteur en ménageant un peu d’espace à la création dérivée. Même des demandes plutôt modestes comme l’introduction au niveau européen d’une exception de panorama ou d’une exception pour les contenus générés par les utilisateurs ont finalement été rejetées. Par contre, la directive apporte quelques avancées utiles pour les créateurs bénéficiant d’un contrat d’édition, comme des mécanismes de transparence ou d’adaptation des rémunérations dues par les éditeurs. Il est toutefois dommage que ces avancées notables pour les auteurs établis se fassent au détriment des droits des utilisateurs et des petits créateurs du Net.
Un article 13 à rejeter
Une autre voie était pourtant possible, qui préserverait les droits de chacun : mettre en place une licence légale, comme celle existant pour la radiodiffusion, qui permettrait d’assurer une rémunération équitable aux créateurs tout en assurant une liberté d’utilisation des œuvres en ligne, par exemple à des fins créatives. Bien sûr, un tel système aurait été un peu moins confortable pour les ayants droit. Mais il aurait surtout permis d’éviter de mettre en danger la liberté d’expression et de création en ligne.
En l’état, l’article 13 cause plus de problèmes qu’il n’apporte de solutions, et doit donc être rejeté.
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