Infirmiers de Rue: «La fin du sans-abrisme, on n’y arrivera pas seuls»

Avant de fermer la porte d’un ascenseur industriel grinçant – à l’intérieur duquel deux rassurantes affiches mettent en garde, en toutes lettres, contre les « risques de blocage » –, Timothy Guillon et Elisabeth Mouton procèdent aux dernières vérifications. Alors que la cage métallique se met en branle, les deux travailleurs rattachés au « pôle rue » de l’ASBL Infirmiers de Rue (IDR) refont l’inventaire du contenu de leur sac à dos en vue de leur maraude quotidienne. « Le plus important, ce sont les lingettes, qui sont vraiment des outils avec lesquels on va essayer de travailler. Notre but étant la réinsertion durable des personnes les plus vulnérables grâce à l’hygiène et la valorisation des talents », explique Elisabeth Mouton. « Donc l’hygiène, c’est vraiment un truc sur lequel on va mettre l’accent dans un premier temps avec les patients, qui n’ont pas toujours l’occasion d’aller prendre une douche. » Les mots ont leur importance : qu’un soin médical soit apporté ou non, ici, on appelle les personnes que l’on croise en rue des « patients ». Telle est la philosophie de la maison. « On va pouvoir voir quelle sera la réaction du patient à la lingette. Si ce dernier nous dit qu’elle lui fait du bien, on va lui proposer d’aller dans une structure d’hygiène pour prendre une douche », poursuit l’infirmière. Une pochette de soin, des savons, des shampooings, des slips, des culottes ainsi que de la documentation à destination des personnes sans-abri viennent compléter l’équipement du binôme. Un peu de repos Le duo emboîte le pas en direction de la gare du Midi. La station ferroviaire la plus fréquentée du pays est aussi un lieu de passage important pour de nombreuses personnes sans-abri et les deux infirmiers de rue ont pour objectif d’y retrouver un de leur patient en suivi, signalé dans cette zone. « On le suit depuis quelques mois. Ce monsieur nous a appelés la semaine dernière en nous disant qu’il avait une grosse plaie sur la main. L’idée, c’est d’aller voir ce qu’il en est. » C’est donc la recherche de cet homme qui va déterminer la suite du parcours pour l’après-midi. Pour le moment, les maraudes sont en effet planifiées autour de 5 zones différentes, établies en fonction des endroits où se trouve la quarantaine de patients faisant l’objet d’un suivi particulier : les alentours de la gare du Midi, ceux de la gare Centrale, l’axe Porte de Hal-Porte de Namur, l’axe Yser-Gare du Nord-Ribaucourt, ainsi qu’une « zone blanche », qui correspond à des lieux plus éclatés, comme Ganshoren, Woluwe-Saint-Pierre ou Arts-Loi, où sont établis plusieurs patients. « Dans ces zones-là, on va voir en premier lieu les patients que l’on suit, et par la suite on va voir les personnes dites en “pré-suivi”, avec lesquelles on peut déjà commencer un certain travail. » Après un bref passage en revue du hall de gare, pas de trace du patient à retrouver. Pour tenter de le repérer, l’équipe s’arrête pour demander des renseignements auprès d’un homme assis à côté de la bouche de métro. Ce dernier, qui demande à se faire appeler « Souris », est connu du binôme d’infirmiers. Il fait en effet déjà l’objet d’un suivi via le « Pôle Logement » de l’association. Car pour les personnes sans-abri avec qui un contact durable a déjà été établi, IDR dispose également d’un programme de sortie de rue, rendu possible grâce à des partenariats établis avec plusieurs Agences immobilières sociales et des Sociétés immobilières de service public. Cela fait déjà plus de 2 ans que « Souris » passe ses nuits sous un toit obtenu via IDR, moyennant certaines conditions – comme le fait de recevoir, dans un premier temps, une visite hebdomadaire de la part de l’ASBL. « Quand je rentre de l’hôpital, cela me permet de trouver un peu de repos », explique-t-il, en précisant qu’il nécessite des soins psychiatriques. « Ce logement m’a apporté beaucoup de choses, notamment de la chaleur, bien sûr. Quand vous avez l’habitude de dormir à la rue et puis que vous vous retrouvez dans un appartement, c’est un vrai changement ». Malgré la rudesse du quotidien, l’homme d’une cinquantaine d’années est d’humeur badine. « Jij spreek Nederlands ? Ik spreekt Nederlands », s’esclaffe-t-il en faisant claquer un grand « ik » dans l’air avant que le binôme d’infirmiers ne prenne congé pour poursuivre ses recherches. La maraude se poursuit sur le quai des bus, où un homme sirote une bière, une femme endormie à ses côtés. Les infirmiers s’inquiètent un peu de la situation de cette dernière. Timothy sort son téléphone et appelle le Samusocial, à la demande de l’homme, qui souhaite passer la nuit dans un hébergement d’urgence. Elisabeth, elle, tapote sur son smartphone un petit rapport sur l’état du patient. En rue, l’outil facilite en plusieurs aspects le travail des deux infirmiers. Au centre, un employé reçoit en effet des signalements, les encode et les transfère à l’équipe, en offrant une description de la personne à retrouver. « On s’appuie aussi sur l’aide de bénévoles que l’on appelle “citoyens bienveillants”. Ce sont des personnes qui s’engagent à faire un petit rapport sur les personnes qu’ils croisent sur leur trajet pour aller au boulot », explique Timothy Guillon. « C’est une bonne chose que tout le monde s’y mette, car la fin du sans-abrisme, on n’y arrivera pas seuls », renchérit sa collègue. À chacun son talent On retrouvera finalement « Monsieur A. », de son nom d’emprunt, au niveau de la Porte de Hal. Tombé de son fauteuil roulant la semaine dernière, c’est surtout son bras qui le fait souffrir. Alors qu’on lui passe de la pommade sur le coude, du bout des lèvres, le patient expulse quelques mots difficilement audibles, mais suffisamment éloquents pour traduire son état de détresse morale. Mis en alerte, les deux infirmiers tentent de contacter un service d’interprétariat, pour faciliter la communication avec le patient, dont la langue maternelle est l’arabe. Ils se débrouilleront finalement sans, le service étant indisponible pour le moment. Malgré tout, le patient se livre un peu. « Au Samusocial, ça ne va pas », regrette-t-il notamment. L’un des seuls centres où il est admis n’est en effet pas correctement adapté aux PMR. En conséquence, cela fait deux nuits qu’il dort à l’extérieur. Le handicap de « Monsieur A. », tout comme son absence de papiers, fait de lui un candidat prioritaire pour bénéficier d’un suivi appuyé. Un programme sur mesure est d’ailleurs en train d’être élaboré pour l’encadrer. « Au tout début, on faisait surtout un travail sur l’hygiène ave lui, mais comme il a aussi des problèmes de santé, on va l’accompagner dans un premier temps à ses rendez-vous médicaux. Ensuite, on a une réunion de concertation prévue avec un éducateur de quartier qui connaît Monsieur depuis pas mal de temps », explique Elisabeth Mouton. « L’idée, c’est donc de voir ensemble s’il est d’accord pour que l’on s’échange des informations afin de continuer le suivi, mais aussi pour éviter de faire doublon. Dans un second temps, on va peut-être aussi essayer de faire des démarches administratives avec Monsieur, pour envisager une demande d’asile afin qu’il puisse avoir une situation, car pour l’instant, il n’a aucun droit. » Encore une fois, prendre congé. Sans pour autant quitter les patients, en esprit. Sur la route du retour vers le quartier général d’IDR, Timothy Guillon tient une idée : « Je ne sais pas si vous avez fait attention, mais il portait un maillot de foot. Peut-être qu’à l’avenir on devrait essayer de travailler sur ce centre d’intérêt avec lui », suggère-t-il, envisageant de l’emmener un jour voir un match.

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