Isabelle Ferreras: «Le travail ne peut pas être une simple marchandise»

Isabelle Ferreras est chercheuse qualifiée au FNRS et professeur de sociologie à l’UCLouvain. Elle est membre de l’Académie royale. Ses travaux portent notamment sur la contradiction entre le capitalisme et la démocratie. Elle dénonce un discours qui refuse de considérer le travailleur comme une partie constitutive de l’entreprise. C’est à l’Europe et aux Européens de décider s’ils perpétuent un modèle qui exploite l’homme et la planète. A priori, on peut comprendre la demande patronale, alors que la législation est moins protectrice aux Pays-Bas notamment. Quel est votre avis ? Les demandes d’assouplissement du droit du travail se succèdent en Belgique comme dans les autres pays européens. Il faut prendre un peu de recul pour identifier la logique sous-jacente. Un certain discours refuse de considérer le travailleur comme une partie constitutive de l’entreprise et voudrait nous faire croire que celle-ci se réduirait à la structure juridique du capital, à la société anonyme. Or, c’est faux. Ceux qui connaissent l’entreprise le savent. Sans travailleur, il n’y a pas d’entreprise. S’il n’y avait que le capital, elle ne produirait rien. Les patrons vous répondront qu’ils doivent être compétitifs, qu’ils font face à des entreprises concurrentes installées dans d’autres Etats où la législation est plus souple. C’est le cas pour le travail de nuit aux Pays-Bas, notamment… L’Union européenne a les moyens de prendre une autre direction. Si elle veut rester fidèle à ses valeurs démocratiques, elle doit combattre l’idée que le travail est une simple marchandise et que l’entreprise se réduit à la société anonyme. Elle doit reconnaître que ce qui fait la capacité d’innovation dans les entreprises, ce sont les travailleurs, pas les robots, ni l’intelligence artificielle ; qu’il faut donc valoriser le travail. Dans les années 90, une directive européenne a rendu obligatoire le conseil d’entreprise européen. Cette directive reposait sur l’idée fondamentale que les travailleurs devaient avoir une voie de représentation au niveau européen dans la stratégie de l’entreprise, qu’un dialogue devait être établi à ce niveau avec le top management. Il faut poursuivre dans cette voie et affirmer que les travailleurs ont non seulement le droit d’être consultés, comme le prévoit le socle européen des droits des travailleurs adoptés en 2017, mais également un droit de veto sur les décisions qui les concernent. Je plaide ainsi en faveur d’un gouvernement d’entreprise bicaméral, où le conseil d’entreprise européen, en tant que chambre des représentants de ceux qui investissent leur travail dans l’entreprise, aurait un pouvoir aussi important que le conseil d’administration. Ce plaidoyer pour l’Europe sociale se heurte cependant à la réalité d’une absence de volonté politique en faveur d’une harmonisation par le haut, non ? L’Europe doit décider si elle veut poursuivre dans la voie d’un modèle qui exploite les hommes et la planète. N’est-ce pas aussi au consommateur, qui veut être livré dès le lendemain sans frais supplémentaire, de se demander si la satisfaction de ses envies vaut bien que certains de ses concitoyens, en Belgique ou aux Pays-Bas, travaillent la nuit ? De la même manière, il est tentant de s’offrir un minitrip à Barcelone en « low cost », même si l’on sait que ce n’est pas bon pour le climat. La société est travaillée par cette tension. Mais il faut bien comprendre que ce sont des enjeux de délibération politique face auxquels on ne peut pas seulement s’appuyer sur le citoyen éclairé. Il faut réhabiliter l’action collective et pour cela reconnaître qu’en tant que citoyens, nous faisons partie d’une « polis », que nous devons nous interroger collectivement sur la manière dont nous voulons gérer notre avenir.

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